Depuis la réélection de Donald Trump, certains Américains n’osent plus voyager. Honte de leur nationalité, peur d’être ciblés ou de ne pas pouvoir rentrer : leur passeport est devenu un poids.
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Malaise sous le passeport : ces Américains qui ont peur de voyager

Si la première élection de Donald Trump en 2016 avait surpris, sa réélection en 2024 s’est accompagnée d’un malaise plus profond — aussi bien chez les Européens que chez les Américains.

Les Français, comme beaucoup d’Européens, conservent une fascination pour les États-Unis, mais hésitent désormais à s’y rendre.

La mésaventure de deux Allemandes parties en roadtrip, qui a fait le tour du monde, a marqué les esprits. En mars 2025, l’International Trade Administration annonçait une baisse de 12 % du nombre de visiteurs étrangers.

Mais ce que l’on sait moins, c’est que ce malaise est aussi perceptible dans l’autre sens : de plus en plus d’Américains expriment une gêne, une angoisse même, à l’idée de voyager à l’étranger — et notamment en Europe.

Honte d’être assimilés à leur président, peur de ne pas pouvoir rentrer chez eux, ou volonté de prendre leurs distances avec leur propre pays : leurs témoignages montrent que la fracture entre deux Amériques est toujours aussi prégnante.

« J’ai honte d’être Américain(e) »

Shannon, grande habituée des voyages à l’international, n’y va pas par quatre chemins : « Oui, j’ai honte de dire que je suis Américaine en ce moment. »

Depuis la réélection de Donald Trump, elle ressent un malaise profond à l’étranger. Lors d’un récent séjour, plusieurs Canadiens lui ont avoué avoir hésité à lui parler une fois sa nationalité connue, craignant une réaction agressive ou politisée. « C’est frustrant, et honnêtement embarrassant. »

Comme d’autres, elle a envisagé de brouiller les pistes : « J’ai pensé à coudre un écusson canadien sur mon sac. C’est souvent plus simple que de devoir expliquer que je n’ai pas voté pour lui. »

Ce camouflage symbolique évoque une époque déjà lointaine, mais similaire. Ajna, installée en France depuis 16 ans, se souvient : « Sous George W. Bush, on conseillait déjà aux jeunes voyageurs de se dire Canadiens. Certains mettaient même des drapeaux canadiens sur leurs sacs. » Cet affichage est même devenu un mème dans la série satirique American Dad! lorsque Roger et Klaus partent en roadtrip à travers l’Europe.

Aujourd’hui, elle dit vivre un retour brutal de cette honte : « Depuis les élections de 2024, j’ai honte de dire que je suis Américaine. Les réactions vont de l’hostilité polie à une vraie rancœur. »

Ce malaise n’est pas réservé aux expatriés. Sierra vit en Géorgie. Si Atlanta a massivement voté pour Kamala Harris, le reste de l’État a préféré Donald Trump : « J’ai toujours été un peu embarrassée d’être Américaine, surtout dans les pays occidentaux. Mais maintenant, j’ai vraiment peur. J’aimerais que les gens sachent qu’une bonne moitié du pays est terrifiée. »

Rachel a quitté les États-Unis le 13 novembre 2024, trois jours après l’élection. Depuis, elle vit en Allemagne. Elle confie éviter encore de parler anglais en public. « On nous interroge systématiquement sur Trump. Comme si on devait justifier ce qui est arrivé. »

Même embarras pour Anne, qui a vécu sept ans à Madrid : « Le simple fait d’être Américaine donne aux gens une idée de qui je suis, de mes valeurs, avant même qu’on me parle. »

Chris, ancien vétéran de l’armée de l’air, aborde ce sentiment avec une gravité particulière. « J’ai honte d’être Américain. J’ai passé onze ans à servir ce pays, et aujourd’hui, en Europe, je me retrouve à m’excuser pour ce que nous sommes devenus. »

Tous, à leur façon, disent porter le poids d’un pays qui ne les représente plus. Non pas par rejet identitaire, mais par lucidité sur l’image qu’ils renvoient à l’étranger — et sur ce que cette image dit désormais d’eux-mêmes.

Ambassadeurs malgré eux

Voyager aujourd’hui avec un passeport américain, c’est parfois se sentir chargé d’une mission involontaire : représenter un pays qui ne nous représente plus.

William, habitué des voyages en Europe, le dit simplement : « En tant que voyageur américain, il est difficile de ne pas se sentir comme un ambassadeur des États-Unis. »

Il ne parle pas de fierté patriotique, mais de cette tension qui naît dans les regards ou les silences, surtout dans les pays où le rejet des politiques trumpistes est manifeste. « Que ce soit par des remarques directes ou une gêne palpable, on sent qu’on incarne malgré soi un système politique qu’on n’a pas choisi. »

Rachel ressent la même pression : « À chaque fois qu’on découvre qu’on est Américain, on nous interroge sur Trump. Comme si on avait une explication à donner. »

Même lorsqu’elle ne parle pas politique, le simple fait d’être Américaine devient une conversation en soi, une justification permanente.

Pour d’autres, comme l’auteur d’un témoignage resté anonyme, cette posture d’ambassadeur est presque stratégique : « Je sais que si je suis d’accord avec les critiques qu’on me fait sur mon gouvernement, les échanges seront plus faciles. Mais si je le défendais, je passerais tout de suite pour un porte-parole. »

C’est là tout le paradoxe : quoi qu’ils fassent, ces voyageurs américains portent leur pays sur leurs épaules. Shannon disait se sentir ambassadrice de « l’autre Amérique » — celle qui valorise l’inclusion, la bienveillance, le lien culturel.

Ajna, elle, parle d’un double regard permanent : « On nous demande toujours si on approuve ce qui se passe. Et quand on dit que non, il faut encore expliquer comment cela a pu arriver. »

À l’étranger, le malaise devient quasiment diplomatique. Et chaque discussion, une négociation silencieuse pour montrer qu’être Américain aujourd’hui ne veut pas dire être trumpiste.

« Je me retrouve à m’excuser pour ce que nous sommes devenus »

Si les Américains expriment autant de gêne à voyager, c’est aussi parce que le regard des autres a changé. La perception de l’Amérique à l’étranger n’est plus seulement politique — elle devient personnelle.

Valeska, récemment de passage en Allemagne, se souvient d’une discussion dans l’avion : « Un Allemand me parlait du “brain drain” aux États-Unis, et faisait le lien avec la montée du fascisme en Europe dans les années 30. »

La comparaison est brutale. Mais elle revient dans d’autres conversations, souvent spontanées, avec des Britanniques, des Canadiens ou des Japonais. « Un jeune Japonais m’a dit qu’il craignait le retour de Trump, en rappelant la stigmatisation des Asiatiques pendant la pandémie, quand on parlait du “virus de Wuhan”. »

Ajna évoque un accueil plus désabusé qu’ouvert : « Les gens ne sont pas tant en colère. Ils sont consternés. C’est une sorte de deuil. »

Rachel confirme : « Les Européens ne comprennent pas comment on en est arrivé là. On sent une vraie inquiétude pour nous, comme si on était en train de sombrer. »

Parfois, le jugement devient une interpellation directe. Anne raconte qu’en voyage au Portugal, des touristes britanniques l’ont reconnue à son accent américain et se sont mis à lui crier “Trump !” depuis la rue. « Qui sont-ils pour parler ? », ajoute-t-elle, ironique, en référence au Brexit. La scène, aussi absurde soit-elle, reste révélatrice : en vacances, le passeport devient un drapeau et le drapeau une cible.

Même les Canadiens, pourtant réputés pour leur flegme, ne cachent plus leur irritation, comme le rapporte Valeska : « Ils étaient en colère, ou du moins déçus. L’idée d’être “le 51e État” revient souvent, sur le ton de la blague, mais elle pique. »

Ce ne sont pas des regards haineux, mais des regards affligés, de temps en temps condescendants, occasionnellement compatissants, qui obligent les Américains à se repositionner — à expliquer, à s’excuser, ou à esquiver.

« Et si on ne pouvait plus rentrer ? »

Pour certains Américains, la peur ne se situe plus seulement à l’étranger. Elle commence à la frontière. Et elle vise leur propre pays.

Heather et son compagnon avaient prévu de passer l’été dans le sud de la France. Mais ils ont annulé : « On était trop inquiets de la manière dont on pourrait être reçus. »

Les grandes villes touristiques étaient déjà source de stress. Mais ce qui les a réellement convaincus de rester, c’est la crainte de ce qui les attendait au retour. « On a lu des témoignages d’Américains à qui l’on confisque téléphones et ordinateurs à la frontière. Que cherchent-ils ? Et à quel moment vont-ils commencer à enfermer des citoyens à cause de leurs opinions progressistes ? »

Sa crainte n’est pas infondée : plusieurs Américains, dont des enfants, ont été expulsés des États-Unis.

« Mon compagnon est originaire du Moyen-Orient et porte un prénom arabe. Nous craignons beaucoup qu’il soit pris pour cible uniquement à cause de son prénom, même s’il est citoyen américain né aux États-Unis. »

Ajna ne prend plus le risque : « Je ne mettrai pas les pieds aux États-Unis tant que ce régime sera au pouvoir. Ils fouillent les téléphones dans les aéroports, et posent des questions sur ce qu’on publie en ligne. Même en tant que citoyenne, je ne me sens pas en sécurité avec un téléphone rempli de messages anti-Trump. »

Ce n’est plus seulement une peur d’être jugé ou mal reçu. C’est la peur d’être suspecté, d’être interrogé, voire empêché de revenir.

La frontière devient un poste de contrôle idéologique. Pour certains, l’Amérique n’est plus une maison, mais une douane à franchir — ou à éviter.

« Je n’y retournerai pas tant qu’il sera là »

Pour certains Américains, la solution ne passe plus par l’adaptation, la justification ou la prudence. Elle passe par la distance.

Ajna, dont la mère est en fin de vie et atteinte de démence sénile, ne retournera pas aux États-Unis : « Je suis allée la voir une dernière fois après les élections, mais je savais que c’était probablement la dernière. Je ne me sens plus en sécurité à l’idée de retourner aux États-Unis tant que ce régime est au pouvoir. »

Elle redoute les fouilles numériques, les interrogatoires à la frontière, et ce qu’elle décrit comme un climat de chasse à la dissidence en ligne.

Même son de cloche chez Rachel, de l’autre côté du Rhin. Ce n’est pas un exil volontaire à proprement parler, mais un retrait lucide et durable, motivé par un sentiment d’impuissance. « J’ai l’impression d’être une spectatrice d’un désastre à distance. »

Chris rapporte l’anecdote suivante : « Je suis récemment rentré d’une conférence à Londres, et j’ai été frappé par le fait qu’environ 40 à 50 % des Américains avec lesquels j’ai discuté envisageaient sérieusement de quitter définitivement les États-Unis ou avaient déjà déménagé dans un pays de l’Union européenne. »

Ces choix, s’ils restent minoritaires, traduisent une fracture intime. Pour certains, la rupture avec leur pays ne passe plus par des mots — mais par l’absence.

Selon Reuters, un nombre croissant d’Américains envisagent de déménager en Europe.