Conflits d’intérêts et députés : des paroles sans actes
La semaine dernière, le Sénat a voté la première mouture du projet de loi plein emploi. Dans les grandes lignes, il est question d’intégrer tous les allocataires du RSA, leurs conjoints, les allocataires de l’AAH et les demandeurs d’emploi dans une nouvelle version de Pôle Emploi. Ce dernier est transformé en France Travail et verra ses missions alourdies. Mais, l’entité pourra déléguer une partie de ses tâches à des structures privées à but lucratif. C’est ce qu’on appelle en droit administratif une délégation de mission de service public. Cela existait déjà, ce n’est pas une nouveauté issue de ce texte.
Pendant que les sénateurs examinaient le texte, le magazine Blast sortait un long papier sur Pierre et Marc Ferracci. « L’affaire » aurait pu en rester là s’il n’y avait pas eu un évènement qui venait jeter un certain trouble : la nomination de Marc Ferracci en tant que corapporteur sur le projet de loi plein emploi, avec Paul Christophe.
Dès la nomination en commission des affaires sociales, des questions ont été posées à Marc Ferracci :
- selon vos déclarations d’intérêts, vous avez des parts dans Icare Finance, société qui a absorbé le groupe Alpha. Le groupe Alpha, via Semaphores, œuvre dans le recrutement. Or, le projet de loi sur le plein emploi délègue des missions d’accompagnement des chômeurs, à des structures privées à but lucratif. Avez-vous un intérêt financier à ce que le projet de loi voit le jour ?
- vos participations financières dans Icare Finance risquent de poser la question du conflit d’intérêts. Pourquoi avoir postulé pour être rapporteur sur ce texte ? Pourquoi ne pas être vous être déporté, comme l’ont fait certains de vos collègues ?
- avez-vous sollicité l’avis du déontologue de l’Assemblée nationale sur votre fonction de rapporteur sur le projet de loi plein emploi, au regard des intérêts financiers que vous possédez au sein d’Icare ?
Le bureau de Marc Ferracci s’est contenté d’une réponse assez standard, à savoir l’envoi du communiqué de presse, qu’il avait lui-même diffusé sur les réseaux sociaux, sans plus d’explications, si ce n’est de dire que « ces accusations [celles de Blast] sont diffamatoires et mensongères ». (Voir boîte noire).
Notons que s’il indique avoir saisi le déontologue, il n’indique pas à quel moment il l’a saisi. Avant la nomination ou après ? Avant l’article de Blast ou après ?
Le cas Ferracci illustre plusieurs faiblesses en ce qui concerne la déontologie des députés.
L’outil est peu connu du grand public, mais il existe à l’Assemblée nationale ainsi qu’au Sénat, un registre des déports. Pour faire simple, dès qu’un parlementaire est dans une situation où il a un intérêt direct avec un texte examiné, il doit indiquer qu’il ne prendra pas part à la discussion. Très peu utilisé sous la XVe législature, l’outil commence à faire son chemin dans les esprits. Ainsi, une trentaine de députés ont signalé des cas de conflits d’intérêts potentiels. On y retrouve aussi bien des députés de la majorité que de l’opposition. Le lien peut être direct – le député est concerné directement au regard de son passif professionnel – ou indirect – le député est concerné parce qu’un membre de sa famille est potentiellement concerné.
La bonne pratique, quand il y a un risque de conflits d’intérêts, est donc de ne briguer aucune responsabilité sur un texte, de ne pas déposer ou cosigner d’amendements, en bref, se faire extrêmement discret et de s’inscrire sur le registre des déports.
Pourquoi ? En la matière, ce qui prime est l’apparence. Si cela ressemble à un conflit d’intérêts, la sagesse dicte de faire un pas de côté. C’est d’ailleurs ce qu’avaient fait plusieurs députés concernant la proposition de loi sur EDF : qu’ils soient directement concernés ou indirectement concernés. Citons pour mémoire Prisca Thevenot ou Claire Pitollat.
Que passe-t-il s’il ne le fait pas ?
En creusant les différents textes – loi pour la transparence dans la vie publique, loi pour la confiance dans la vie publique, règlement de l’Assemblée nationale, code de déontologie des députés – on s’aperçoit qu’il manque quelque chose : des sanctions.
La question a été posée à Samuel Le Goff, directeur-conseil chez CommStrat et ancien journaliste parlementaire « C’est inédit, mais ça peut se terminer par une sanction disciplinaire décidée en bureau de l’Assemblée, après signalement par le déontologue. Il peut saisir le bureau de l’Assemblée nationale. On a déjà eu des cas de saisine du bureau par le déontologue ». En dernier ressort, c’est donc le bureau de l’Assemblée nationale qui tranche, mais pour cela, il faut que la présidente de l’Assemblée nationale décide ou pas d’y donner suite. Or, dans le cas de Ferracci, la présidente de l’Assemblée nationale a publié un communiqué de presse disant qu’il n’y avait pas de difficulté à ce que ce dernier soit rapporteur sur le texte sur le plein emploi.
Comme le rappelle Samuel Le Goff, l’Assemblée nationale a connu un précédent avec François Cormier-Bouligeon en 2020. Mais, le bureau avait décidé « qu’en l’absence de conflit d’intérêts, il n’y avait pas lieu à statuer. ». Le député n’avait pas d’intérêt financier particulier dans la promotion des sirops.
Ce qui amène à une question : si un député est en situation de conflits d’intérêts, quelle est la sanction ? En théorie, les mêmes peines que celles prévues aux articles 70 à 73 du règlement de l’Assemblée nationale. Dans les faits, pas grand-chose. Brandir une pancarte en séance publique est sanctionné de manière très simple dans le règlement, mais pas le conflit d’intérêts. La seule réelle sanction est politique. Dans le cas de Ferracci, le pire qui puisse lui arriver est d’être « privé » de sa fonction de rapporteur de texte. Le texte en lui-même ne pourra pas être censuré par le Conseil constitutionnel.
On se doutait que la rentrée de septembre allait être socialement agitée à l’Assemblée nationale et il est probable que les oppositions ne soient pas ravies de cette situation. Ils l’ont d’ores et déjà fait savoir. Ainsi Boris Vallaud (PS), Arthur Delaporte (PS) et Olivier Marleix (LR) ont fait part de leur étonnement quant à la nomination de Marc Ferracci en tant que rapporteur du texte sur le plein emploi.
En attendant, le statu quo demeure et on retiendra qu’un député en conflits d’intérêts risque moins de sanctions que celui qui brandit une pancarte en séance publique.
Boîte noire — Inspirée par Mediapart
Suite à la nomination de Marc Ferracci, un mail a été envoyé à son adresse email de l’Assemblée nationale, le mercredi 12 juillet 2023, à 17 h 28. En dehors des salutations d’usage, le mail est le même que celui-ci reproduit ci-dessus avec les questions. Son bureau a répondu moins d’une heure après, afin de demander la date de publication de cet article, puis pour indiquer que des réponses seraient très prochainement fournies. Le vendredi 14 juillet à 18 h 30, un mail renvoyant le communiqué de presse a été envoyé, en indiquant que d’autres points auront l’occasion d’être étayés dans les jours à venir. Marc Ferracci a publié son communiqué de presse le mercredi 12 juillet 2023, à 23 h 40, en réaction au message d’Arthur Delaporte sur Twitter.
Mise à jour du lundi 17 juillet à 17 h 12
Au moment où cet article est paru, Marc Ferracci a sorti deux communiqués de presse. Le premier a été envoyé par email. Vous pouvez le télécharger.
Le second, plus court, a été publié sur Twitter.
Mise à jour du mercredi 19 juillet à 16 h 36
Le groupe Alpha a publié un communiqué de presse, disponible sur ce lien.
Par ailleurs, Marc Ferracci se retire de son poste de rapporteur.