Censure ou bon sens ?
La langue française est particulièrement riche et tous les juristes sérieux se répugnent à utiliser des termes inappropriés pour qualifier un fait. C’est pourtant exactement ce qui est en train de se passer depuis 24 h. Le mot de « censure » pour qualifier la suppression des comptes de réseaux sociaux de Donald Trump fait le tour du Web et des médias. Employé à tort et à travers, notamment par des idiots utiles qui ont micros ouverts dans des médias que l’on pensait sérieux, il n’est pas adapté à la situation.
Donald Trump est-il censuré ?
Donald Trump, en tant que président des États-Unis, a accès à un certain nombre de canaux de communication : la presse traditionnelle sous toutes ses formes, le Web, mais aussi ses soutiens et relais. Suite aux évènements de mercredi 6 janvier 2021, certains réseaux sociaux, dont Twitter, ont décidé de limiter sa capacité à communiquer, d’abord de manière temporaire, puis définitive.
Sur le plan purement juridique, cela ne peut pas être assimilé à de la censure. En effet, les réseaux sociaux sont de simples canaux de communication, détenus par des acteurs de droit privé. S’ils peuvent être considérés comme des acteurs dominants, ils ne sont pas des récepteurs uniques de la parole publique. Personne, qu’il soit président des États-Unis d’Amérique ou simple citoyen français, n’est obligé d’utiliser Facebook, Twitter, Google, etc. Des alternatives existent. Mais, à partir du moment où un utilisateur décide d’utiliser un outil de communication, qu’il n’a pas créé, qu’il ne gère pas — techniquement ou légalement — il se doit de se conformer aux règles d’utilisation édictées par l’outil. On peut faire un parallèle avec une maison dans laquelle nous sommes invités : si l’hôte vous demande de retirer vos chaussures, vous les enlevez ou vous partez. Les réseaux sociaux laissent la porte ouverte à qui veut entrer. Cela ne signifie pas que tout le monde est accepté sans condition.
Un acteur privé, qui n’a aucun pouvoir de décision publique, n’est pas investi d’une mission de police, ne peut tout simplement pas pratiquer la censure. Cette dernière est de la compétence exclusive d’un État. Par ailleurs, la notion même de censure repose sur de l’arbitraire. Ainsi, il existe des États où la critique du pouvoir en place peut mener en prison et il est acceptable de parler de censure, car il y a une atteinte à un droit fondamental et que la sanction est déséquilibrée et disproportionnée.
Qu’il soit bien clair dans l’esprit du lecteur que dans le cas qui agite tous les idiots utiles, il est parfaitement faux de parler de censure concernant Donald Trump. Non seulement ce dernier n’a pas respecté les conditions générales d’utilisation à des multiples reprises, mais ces propos ont généré un trouble grave à l’ordre public.
Trouble à l’ordre public ou censure ?
La liberté d’expression n’est pas absolue, y compris aux États-Unis. Il existe toujours des réserves : le trouble à l’ordre public, l’incitation à la haine, la sédition. Surgit alors une question : lorsqu’une personne est poursuivie par l’État pour des propos, est-ce une forme de censure ? Quelle est la limite ou la différence avec la liberté d’expression ?
Un article paru dans Village Justice répond parfaitement à cette question. Dans le cas qui nous intéresse, par ses messages, par son influence, Donald Trump a encouragé les évènements survenus aux États-Unis et pas uniquement au Capitole. Si les réseaux sociaux ont décidé de supprimer ses comptes, c’est tout simplement par bon sens. Une enquête judiciaire est ouverte pour déterminer les responsabilités respectives des différents acteurs. Il suffira d’un procureur zélé pour dire que Twitter, Facebook et consorts ont participé de manière passive à la survenue des évènements pour que ces entreprises soient condamnées et mettent la clef sous la porte.
Ces plateformes auraient-elles dû agir plus tôt ? C’est à chacun de se faire une opinion. Sur le plan purement juridique, en raison des risques, elles ont eu raison de le faire. La balance avantage/inconvénient était trop déséquilibrée, d’autant qu’aux États-Unis, rares sont ceux qui ont des pudeurs à parler de sédition, de tentative de coup d’État, etc. Il n’y a qu’en France que certains beaux esprits parlent de jacquerie pour qualifier l’envahissement du Capitole, de la mort de plusieurs personnes, dont un policier à coup d’extincteur et du saccage du symbole du Parlement américain.
Le poids des réseaux sociaux
Autre stupidité sans nom : le poids hégémonique des réseaux sociaux. Il est délicieux de lire dans des médias sérieux, des « experts » claironner que les réseaux sociaux ont pris trop de place dans nos vies, alors qu’ils ne tirent leur renommée que de ces mêmes instruments. À partir du moment où l’on préfère faire une série de tweets, un post Facebook ou LinkedIn ou une vidéo sur YouTube, plutôt que de prendre la plume pour écrire sur son propre blog, une argumentation structurée, dans le but de gagner en visibilité, on ne peut pas fustiger le poids des réseaux sociaux.
Cas d’école : les politiques. Leur fonction leur permet d’avoir un auditoire plus large que le citoyen ordinaire et des moyens plus conséquents. Ils peuvent parfaitement créer des espaces de discussion, d’interactions et d’échanges, que ce soit en ligne ou en vrai, sans intermédiaire ou presque. Pourtant, ils sont très nombreux à utiliser Facebook, Twitter, LinkedIn, YouTube, etc. On osera même dire que si certains étaient aussi actifs dans l’examen des dossiers parlementaires qu’ils le sont sur les réseaux sociaux, ils seraient sans doute plus pertinents.
Autre cas d’école : les médias. Peut-on raisonnablement fustiger le poids des réseaux sociaux quand on donne le micro à des individus dont les seuls faits d’armes sont des tweets ? Notre pays, dont certains aiment dire qu’il est grand, qu’il rayonne par ses Lumières, ne compte-t-il pas assez d’intellectuels sérieux, de scientifiques, d’individus éclairés, pour qu’on ait besoin de systématiquement aller quérir Jean-Michel Premier du Nom, sous prétexte qu’il a obtenu 1000 retweets ?
Toxicité
Les animateurs de communauté en ligne le savent : il suffit d’un élément toxique pour contaminer tout un environnement. On l’a vu sur IRC, sur Discord, sur Twitter, sur Reddit. Supprimez l’élément toxique et l’ambiance sera différente. C’est d’ailleurs ce qui est régulièrement reproché, à raison, aux réseaux sociaux : non seulement, ils ne respectent pas leurs propres conditions générales d’utilisation, en laissant proliférer des discours haineux, toxiques, etc. Mais en plus, ils créent une émulation négative. Pour exister, il faut être le plus ordurier possible, le plus outrancier, le plus vulgaire.
C’est pourquoi il convient de rappeler du fameux précepte suivant : si c’est gratuit, c’est vous le produit. En l’espèce, vos émotions sont le produit. Plus vous serez dans la réaction, plus les bénéfices de ces entreprises progresseront. Les réseaux sociaux décentralisés comme Mastodon, où les instances sont gérées par des utilisateurs, sont une alternative, même si cela ne constitue pas la panacée.
On conclura en rappelant un autre principe très simple : la liberté d’expression ne signifie pas que l’on est obligé de vous écouter. Si un média, quel qu’il soit, ne m’invite pas pour analyser un fait politique, cela ne s’appelle pas de la censure, mais un choix éditorial. Mais rien ne m’empêche de faire une vidéo où je donnerai mon avis, vidéo que je mettrai en ligne sur mon serveur, de publier un article sur mon blog, hébergé sur mon serveur, etc.
Un dernier mot : lors des débats sur la loi Avia, mais cela n’a pas été la seule occasion, il a été rappelé qu’en mettant en place des mesures trop fortes concernant les contenus publiés sur les réseaux sociaux, il y avait un risque que les plateformes, par frilosité juridique, décident de supprimer à vue les contenus. Cet argument n’a pas trouvé d’écho auprès du législateur, la loi ayant été votée, mais il a été retenu par le Conseil Constitutionnel. La suppression définitive du compte de Donald Trump en est une parfaite illustration. Présumant que le moindre message de ce dernier pouvait déclencher un évènement malheureux, Twitter a préféré sortir le parapluie et se couvrir juridiquement. Prenez le temps d’y penser la prochaine fois que vous souhaiterez déléguer des missions de police à un organisme privé, plutôt que d’allouer des moyens supplémentaires à la police et à la justice, seules entités compétentes pour mener une investigation et faire condamner des individus.
Commentaires
Merci, ça a le mérite d'être
Merci, ça a le mérite d'être clair !
L'article mélange deux
L'article mélange deux questions : 1) est-ce que les mesures contre Trump étaient justifiées ? 2) est-ce que le terme de censure est approprié ? Personnellement, en tant que Président de l'Association des Idiots Utiles, j'ai tendance à considérer que, oui, il est approprié. C'est un terme technique, il désigne le fait qu'un tiers empêche deux personnes qui le voulaient de communiquer. Il est indépendant du fait que cette censure était justifiée ou pas (ce qui est une opinion subjective). Je sais bien que tous les censeurs disent « la censure, j'en fais pas, ce sont les autres qui en font » mais on n'est pas obligés de les croire.
La comparaison avec une maison privée me semble tout aussi incorrecte. Ce n'est pas la même chose d'être banni de la maison de Machin parce qu'on a dit des choses qu'il n'aimait pas et d'être banni d'un de ces réseaux sociaux hégémoniques. La taille change les choses.
Et la distinction public/privé n'a pas de sens. Quand on tue des journalistes pour faire taire les autres, ême si l'assassin n'est pas l'État, c'est bien de la censure.
Sauf que le principe de la
Sauf que le principe de la censure est aussi de reposer sur de l'arbitraire. Ce n'est pas le cas ici.
Quant à l'hégémonie, c'est nous qui l'avons créé : personne n'est obligé d'utiliser les réseaux sociaux. D'ailleurs, en France, tout le monde n'est pas sur Twitter.
> Quant à l'hégémonie, c'est
> Quant à l'hégémonie, c'est nous qui l'avons créé : personne n'est obligé d'utiliser les réseaux sociaux.
Et hop, c'est un autre sujet à commentaires, aussi long que le sujet principal d'ailleurs.
Je n'utilise aucun réseau social traditionnel. J'ai un compte XMPP (auto-hébergé), pas de blog, un compte Matrix, je suis sur plusieurs canaux IRC, et je n'ai que mes convictions (pour ne pas dire ma foi) pour résister chaque semaine à l'assaut de la pression de mon environnement pour venir sur ces réseaux. C'est fatigant, il faut se créer des routines mentales pour les éviter, mais c'est constant. Le poids de ces médias, par leur justement bien nommé « effet de réseau » a tendance à marginaliser ceux qui s'en écartent. Cette marginalisation est d'ailleurs renforcée par la communication intense de ces mêmes médias insistant sur le fait qu'ils sont « utiles », et donc qu'ils ne font « rien de mal ». Entre les lignes : il est anormal de pas y être. C'est un doute qui s'installe donc dans l'esprit de ceux qui refusent, jusqu'à ce qu'ils lâchent prise, et une incompréhension chez ceux qui l'utilisent.
Et je ne parle qu'à peine des cas où c'est vraiment le seul moyen : le commerçant qui n'a qu'une page Facebook ou le service client d'une grosse compagnie qui ne réagit qui si on l'interpelle sur Twitter.
Sinon, l'article me paraît pertinent. Évidemment, on peut pinailler sur l'utilisation du mot « censure », qui semble être, légalement en tout cas, une disposition d'État arbitraire. Mais alors, comment appeler la privation de parole par un acteur privé majoritaire ? Car aujourd'hui, la quasi-totalité des moyens de communications sont dans les mains des acteurs privés. Et j'ai comme l'impression que ça plaît bien aux États, de n'avoir à traiter qu'avec une oligarchie de médias, sans avoir à faire des lois pour les réguler…
Merci, je rejoins le coup de
Merci, je rejoins le coup de gueule même si je dois faire partie des "idiots utiles" sur d'autres sujets...
> Un acteur privé, qui n’a aucun pouvoir de décision publique, n’est pas investi d’une mission de police, ne peut tout simplement pas pratiquer la censure. Cette dernière est de la compétence exclusive d’un État.
Je me dis que la censure s'applique à l'espace public et n'est pas forcément issue du gouvernement. Dès lors qu'on nous empêche l'accès à un espace (voire tout l'espace) public, on est dans la censure. Ce serait possible sinon, pour l'état, de pratiquer la censure à l'aide de groupuscules violents...
Encore une fois, seulement si
Encore une fois, seulement si la décision est arbitraire, là, on peut parler de censure.
Y'a quand même un paquet de
Y'a quand même un paquet de définitions, dont "Correction, répréhension, interdiction de publication." https://fr.wiktionary.org/wiki/censure
Peut-être serait-il judicieux de s'accorder sur la définition à donner à ce terme avant que ça parte en quiproquo ? :)
Votre article démarre mal, si
Votre article démarre mal, si Trump utilise le canal de Twitter c'est justement pour disposer d'une liberté d'expression que ne lui accorde pas les médias traditionnels tous aux mains du partie démocrate, mais évidemment il faut être informé par des acteurs locaux pour en avoir conscience.
Quant à l'application arbitraire de CGU, si cela ne vous gêne pas, c'est que vous êtes en accord avec cet arbitraire, le justifier ne fait que le démontrait, pas que vous avez raison.
C'est vrai que Trump n'a
C'est vrai que Trump n'a jamais pu dire d'insaniités à la télévision :)
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