L'interview de Caroline Janvier

Caroline Janvier en séance publique à l'Assemblée nationale
Caroline Janvier en séance publique à l'Assemblée nationale

Caroline Janvier a été élue député pour la première fois en 2017. Membre de la commission des affaires sociales, elle s'est spécialisée sur les questions liées au handicap.


Pour les années 2021 et 2022, vous avez été rapporteure thématique sur le projet de financement de la sécurité sociale — Autonomie et le secteur médico‑social. Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer pourquoi le projet de loi de financement de la sécurité sociale est « chapitré » en thématiques ? 

Bonjour et merci pour cet échange ! L’objectif de la Sécurité sociale, depuis sa création en 1945, est de protéger l’ensemble des résidents du territoire français d’un certain nombre de risques (maladie, famille, retraite, accidents du travail/maladies professionnelles, perte d’autonomie). Pour mettre en œuvre cette solidarité nationale et assurer le bon fonctionnement de la prise en charge de ces risques, la Sécurité sociale a divisé ses missions en six grandes branches.

  • La branche Famille ; 
  • La branche Maladie ;
  • La branche Accidents du travail/maladies professionnelles ;
  • La branche Retraites ;
  • La branche Autonomie ;
  • La branche Recouvrement (qui, elle, ne gère pas un risque, mais collecte les cotisations et contributions sociales). 

En raison de cette structuration, il est donc pertinent que le projet de loi qui traite de ces questions puisse être divisé en fonction de ces différentes thématiques. La présence de rapporteurs thématiques est basée sur la volonté du rapporteur général de déléguer certaines thématiques à ses collègues : le but est de pouvoir travailler plus en détail, ensemble, l’ensemble des axes du PLFSS grâce à la spécialisation de ces rapporteurs thématiques.

Si vous deviez expliquer simplement le sujet, comment définiriez-vous ce thème d’autonomie et de secteur médico-social ? 

La mission de la branche Autonomie est de gérer les dépenses liées à l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées, qu’il s’agisse du financement des établissements et des services qui les accompagnent ou des aides individuelles qui leur sont versées. 

L’objectif est également de mener des actions de prévention de la perte d’autonomie et de lutte contre l’isolement de ces publics. L’intérêt de cette spécificité est de mener une politique publique ambitieuse et coordonnée entre les acteurs afin de répondre le plus efficacement possible aux enjeux de transition démographique qui nous attendent.

Avant la crise du COVID-19, il était question d’ouvrir une cinquième branche de la sécurité sociale, concernant la dépendance. Le principe a été acté, mais qu’en est-il du financement de cette cinquième branche ? 

Il y a un an, lorsque nous avons créé la branche Autonomie de la Sécurité sociale, certains sur les bancs de l’opposition ironisaient en disant que nous étions en train de créer une coquille vide. Mais force est de constater aujourd’hui que cette soi-disant « coquille vide » commence à bien se remplir. 

Du côté des ressources, la branche Autonomie dispose depuis cette année de recettes propres composées essentiellement de la CSG, sur les revenus d’activité, sur les revenus de remplacement, mais aussi sur les revenus du capital. Ces ressources seront complétées en 2024 par l’affectation de 0,15 point de CSG complémentaire. 

Côté dépenses, la branche Autonomie finance principalement les établissements et services médico-sociaux pour personnes âgées et personnes en situation handicap, et participe au financement de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH). En l’espace de deux ans, la branche Autonomie va voir ses recettes et ses dépenses augmenter de 5 milliards d’euros. 

Ainsi, même si la branche est aujourd’hui déficitaire, la trajectoire semble bonne avec à compter de 2025, une prévision excédentaire à hauteur de 1,5 milliard d’euros. 

Il nous faudra néanmoins être vigilants concernant cette trajectoire et avoir un débat dans les prochaines années sur l’opportunité ou non d’affecter de nouvelles recettes à cette branche, afin d’assurer une réponse adéquate au pic démographique qui nous attend.

L’un des sujets qui a fait couler beaucoup d’encre et concerne vos sujets de prédilection, à savoir le handicap, la précarité, l’inclusion, est la déconjugalisation de l’allocation adulte handicapé. La majorité est contre, l’opposition pour et les premiers concernés par ce sujet expliquent que c’est vital pour eux, afin de ne pas dépendre d’un tiers. N’est-ce pas paradoxal de refuser une réforme qui va dans le sens des engagements de la campagne 2017 d’Emmanuel Macron ? 

Il serait faux de dire que rien n’ait été fait pour les personnes handicapées et sur l’Allocation adulte handicapé. Nous avons engagé depuis 2017 une revalorisation sans précédent de l’AAH : son montant est aujourd’hui de plus de 900 € soit une augmentation de plus de 11 % par rapport au début du quinquennat. C’est l’État qui investit plus de 2 milliards par an et chaque bénéficiaire qui touche en moyenne 100 € supplémentaires par mois. 

La question s’est posée ces derniers temps de déconjugaliser cette AAH. En effet, le calcul de cette allocation est conditionné aux revenus du conjoint pour la personne mariée. De fait une personne handicapée touchant l’AAH voyait son allocation baisser à partir du moment où son conjoint touchait une certaine somme. 

Pour répondre à cette problématique, il a été proposé par le Gouvernement un nouveau système de calcul pour éviter que cette dégression intervienne trop rapidement. Ce nouveau système a été voté dans le Projet de loi de finances que nous examinons actuellement. Ainsi, à partir du 1er janvier prochain, ce sont 120 000 couples qui toucheront 110 € supplémentaires par mois. 

Cette réforme est une amélioration concrète et significative du quotidien des bénéficiaires de l’AAH, un système plus lisible et redistributif qui ne fait AUCUN perdant alors que la déconjugalisation ferait jusqu’à 44 000 perdants, en particulier parmi les couples dont le bénéficiaire travaille et le conjoint a peu de revenus.

Si cette mesure est à saluer, il conviendra néanmoins dans les prochaines années d’avoir une réflexion globale sur l’accompagnement des personnes handicapées et les allocations qu’ils touchent.

Autre sujet clivant pour la majorité : le cannabis. Vous avez été rapporteure thématique sur la mission d’information commune sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis. Pourquoi la légalisation du cannabis reste un tabou ?

Pour être honnête, je ne crois pas qu’il s’agisse encore d’un tabou au sein de notre famille politique. Le tabou existe quand on n’ose pas en parler. Comme vous l’avez dit, nous avons mené des travaux que j’ai eu l’honneur de piloter sur le sujet du cannabis dit « récréatif » et nous en discutons avec intérêt au sein de la majorité. C’est en effet clivant dans tous les groupes politiques — le président de la mission d’information est LR — et je crois que cela est dû à des lieux communs très répandus sur le sujet. La question de la drogue est par nature sensible et il semble naturel pour un certain nombre de gens que pour lutter contre ce fléau, il faut simplement l’interdire. Et si ça ne suffit pas, renforcer les sanctions suffirait, sans l’approche de santé publique nécessaire en parallèle. Or, de nombreuses études et auditions ont montré que la légalisation encadrée, que je défends, permet de répondre à la fois aux enjeux de santé publique (à l’instar de la loi Evin en son temps), de sécurité publique et de lutte contre les trafics économiques. Nous sommes à la fois le pays le plus répressif et le plus consommateur d’Europe. Ce constat amène évidemment à s’interroger sur l’efficacité de notre politique publique et je suis convaincue qu’il s’agira de moins en moins d’un tabou dans le débat politique. 

Avec Joaquim Pueyo, vous avez participé à un rapport d’information sur la politique européenne de voisinage. Qu’est que la politique européenne de voisinage et en quoi ce sujet concerne-t-il les députés ? 

La politique européenne de voisinage, la PEV pour les intimes, est une politique publique majeure de l’Union européenne qui vise à contribuer à la stabilité des pays qui l’entourent et ne sont pas candidats à l’adhésion. Nous travaillons donc avec 16 États voisins, du Sud et de l’Est de l’UE, par des volets financiers, techniques et politiques à des relations de bon voisinage et de prospérité commune. La PEV possède trois priorités : la sécurité de la région, son développement économique et la gestion des flux de personnes. Elle soutient par ailleurs le renforcement démocratique des pays partenaires.

Pourquoi le sujet nous concerne-t-il ? Déjà parce que la commission des Affaires européennes, dont je suis membre, a vocation à suivre de près l’ensemble des politiques européennes. Je suis en ce moment en train de préparer un autre rapport d’information, sur la question des règles budgétaires, et j’en avais déjà publié un il y a deux ans sur la question de la lutte européenne contre le plastique. Rien de ce qui est européen ne nous est étranger. Ensuite, la question du voisinage européen est hautement stratégique pour la France. Nous avons des liens étroits avec certains pays du voisinage, notamment au Sud, et d’autres pays européens sont historiquement plus liés à d’autres. Or, il est essentiel que nous soyons au fait, à l’Assemblée nationale, de la politique européenne de voisinage et de ses axes d’amélioration : sans connaissance précise de ces politiques internationales menées par l’UE, nous ne pouvons pas appréhender efficacement la stratégie géopolitique de la France dans son ensemble.

Le rapport propose de renouer le dialogue avec la Russie. Pourtant, la lecture de cette proposition semble dire que ce n’est pas demain que les instances européennes et russes prendront le thé ensemble. Comment dialoguer avec un État qui montre ouvertement son hostilité ? D’ailleurs est-ce vraiment le moment de se faire offrir une tasse de thé par la Fédération de Russie ?

Il s’agit en effet de l’une des propositions avancées dans ce rapport. C’est précisément parce que le dialogue est parfois complexe aujourd’hui qu’il est stratégique de le renforcer : quelle alternative possédons-nous ? Ignorer ce pays grand comme un continent ? Nous ne pouvons pas faire semblant de ne pas le prendre en compte. Chercher la confrontation ? Ce n’est pas l’esprit de l’Europe qui est sans doute l’acteur international le plus attaché au multilatéralisme. Nous croyons fermement, et ce n’est pas une conviction limitée à l’Assemblée nationale que les rapports de force bilatéraux ne sont pas la voie à développer pour l’arène mondiale de demain. Alors, comment faire ? À travers différents leviers, notamment économiques et commerciaux, l’Union a vocation à faire entendre sa voix auprès de la Russie pour s’assurer que Bruxelles et Moscou se retrouvent autour d’une même table. Cela ne veut pas dire que nous sommes dans la naïveté ou la nonchalance face à la politique du président Poutine, mais bien que nous avons tout intérêt à chercher à renforcer nos liens pour faire entendre nos valeurs et nos lignes rouges.

Vous êtes présidente du groupe d’amitié France-Russie. Des vidéos montrant des scènes de tortures dans les prisons russes ont été mises en ligne et authentifiées. [NDLR : les contenus choquants ont floutés par la rédaction du Monde, afin de laisser le choix au lecteur de visionner ou non, les contenus en question] Est-ce le groupe peut prendre position publiquement contre ce type d’exaction ? A-t-il une marge de manœuvre ? 

Le groupe d’amitié peut bien sûr exprimer, au nom de l’ensemble du groupe ou de certains de ses membres, une inquiétude ou un désaccord sur des agissements ou prises de position de la Russie. Cela a d’ailleurs été fait, par exemple au moment de l’affaire Navalny. Sur le sujet de la torture, cela pourrait être fait même si l’impact de ce type de déclaration est limité, les députés n’ayant pas vocation à parler au nom de la France. Il est d’ailleurs parfois plus utile de saisir le gouvernement sur ce sujet pour qu’il prenne une position qui sera celle de la France.

Chaque député se voit demander une photo pour illustrer son interview. Pourquoi avez-vous choisi celle-ci et que dit-elle de votre mandat ?

Cette photo où j’interviens dans l’hémicycle de l’Assemblée résume à mon sens la mission de député(e) dans sa quasi-globalité. C’est, bien sûr, avant tout un symbole majeur, puisque l’hémicycle est sans doute le lieu le plus connu de l’Assemblée auprès des citoyens et a vu passer tant de figures historiques de notre débat public. Les représentants de la Nation se succèdent, mandat après mandat, siècle après siècle, et l’hémicycle représente cette continuité. Jean Monnet disait dans ses Mémoires : « rien n’est possible sans les Hommes, rien n’est durable sans les institutions ». C’est un peu cela que cette salle représente et je ne vous cache pas mon émotion la première fois que j’y ai siégé. Ensuite, intervenir en hémicycle arrive pour un éventail de raisons qui se complètent : défendre un article, proposer un amendement, réagir au débat en cours sont liés à la fabrique de la loi. Mais j’y interviens aussi pour contrôler l’action du gouvernement lors des QAG ou des semaines de contrôle. Enfin, c’est un lieu où nous mettons en lumière nos circonscriptions, nos petits bouts de France que nous représentons à Paris, en relayant les questionnements de ceux qu’on rencontre localement auprès de l’exécutif ou des rapporteurs d’un texte. Toutes ces prises de parole en hémicycle représentent bien le travail de député(e) : faire la loi, se faire le porte-voix des citoyens ou encore s’assurer de l’action efficace du gouvernement. Et ce à des heures parfois tardives dans la nuit, au gré des textes… Mais siéger dans cet hémicycle nous donne, à l’intérieur, un autre regard sur les heures qui passent, car la principale priorité est de garantir que chaque texte en sorte le meilleur possible, et cela prendra le temps qu’il faut. 

On ne peut pas ne pas poser la question : comptez-vous vous représenter en 2022 ? 

Je n’ai pas encore pris ma décision. J’observe de près, bien sûr, le débat public dans les institutions, dans les médias, dans la circonscription où je rencontre mes concitoyens. Certains thèmes m’interpellent, voire m’inquiètent, comme la montée du complotisme ou le sentiment plus général que les représentants sont tous déconnectés des réalités. Je crois qu’il est urgent de réconcilier les Français avec la politique au sens institutionnel. C’est ce que je cherche à faire pendant ce mandat-ci, et il me semblerait curieux de décider avec plusieurs mois d’avance de chercher à être réélue alors que nous sommes encore au beau milieu de l’examen du budget de l’État et timidement en train de sortir d’une pandémie mondiale. Mais je vous tiendrai au courant !