L'interview de Pierre Morel-À-L'Huissier

Pierre Morel-À-L'Huissier lors d'un concert pour la Défense de la vocation sanitaire et sociale de la Lozère
Pierre Morel-À-L'Huissier lors d'un concert pour la Défense de la vocation sanitaire et sociale de la Lozère

Député depuis presque 20 ans, Pierre Morel-À-L'Huissier affiche la tranquillité et le recul des troupes qui en ont vu d'autres. Il nous explique notamment son rôle de secrétaire au sein de l'Assemblée nationale.


Vous appartenez au bureau de l’Assemblée nationale. Que fait un secrétaire d’Assemblée nationale ? 
 
Le Bureau exerce une compétence générale sur l’organisation et le fonctionnement interne de l’Assemblée. En d’autres termes, il décide de l’ensemble des règles qui régissent la vie de l’Assemblée et des députés.
 
On y retrouve notamment les questions relatives au statut des députés (incompatibilités, levées d’immunités), à la transparence financière (contrôle des frais de mandat) et à la communication. Le Bureau a autorité sur les conditions de production, de diffusion et de distribution de la retransmission audiovisuelle des débats.
Il désigne le président directeur général de LCP-AN ainsi que les membres de son conseil. 
 
Le Bureau se réunit environ huit fois par an. Pour préparer ses décisions, il désigne des délégations spécialisées, présidées chacune par un vice-président. Il existe actuellement six délégations chargées du patrimoine artistique et culturel de l’Assemblée nationale, des représentants d’intérêts et des groupes d’études, des activités internationales, de la communication et de la presse, de l’application du statut du député et d’examiner la recevabilité des propositions de loi. Le président de chaque délégation rapporte devant le Bureau les conclusions de la délégation qu’il préside.
 
En tant que Secrétaire, en plus de voter sur l’ensemble des décisions de Bureau, je suis membre de la délégation sur le statut du député et prépare donc des « résolutions ». 
 
En dehors de la vie interne de l’Assemblée nationale, les membres du Bureau ont un rôle de représentation important et sont systématiquement conviés aux évènements du Président de la République. Selon l’ordre protocolaire, nous nous situons juste après le Président, le Premier ministre et son Gouvernement. 
 
Comment sont choisis les secrétaires au sein du groupe parlementaire ? Quelles sont les règles tacites à respecter pour être élu secrétaire ?
 
La répartition des postes du Bureau au sein de l’hémicycle se fait selon des règles de proportionnalité en fonction du nombre de députés qui composent chaque groupe politique. L’idée est que cette instance soit par sa composition à l’image de l’ensemble de la chambre basse. 
 
Ensuite, la répartition au sein des groupes leur appartient. S’il devait y avoir une règle tacite, ce serait l’ancienneté, car il faut un peu d’expérience pour bien connaitre les arcanes de l’Assemblé et ce qu’est la réalité quotidienne que vit un élu. Les décisions qui sont prises peuvent être très impactantes, prenez notamment la réforme du début de cette législature sur l’AFM [NDLR : Avance de Frais de Mandat] ou les sanctions contre certains députés. 
 
Pour ma part, élu depuis plus de 20 ans et déjà secrétaire de la Commission des lois, le choix s’est porté assez naturellement. Je discute très régulièrement avec les membres de mon Groupe sur les décisions à venir pour avoir leur avis.
 
Vous êtes un député très prolixe en matière de propositions de loi. Pourquoi n’ont-elles pas toutes été examinées ? 
 
Plutôt que prolixe, je dirais actif. J’essaye depuis 20 ans de traduire dans mes propositions de loi toutes les revendications ou aspirations citoyennes comme je le fais également au sein de Groupes d’études : maladies rares, maladies de Lyme, Alzheimer, autisme, fin de vie, activités agricoles, montagne, ruralité, élevage, forêt-bois, chasses, etc. 
 
L’agenda parlementaire est très contraint, surtout pour les membres de l’opposition. Hors discussions budgétaires, il est rythmé de la manière suivante : 
  • 2 semaines pour le Gouvernement où sont examinés les textes d’origine gouvernementale ;
  • 1 semaine de contrôle qui consiste à poser des questions au gouvernement sur des thèmes précis et sur la mise en œuvre de politiques publiques ;
  • 1 semaine dite de l’Assemblée nationale où sont examinées les propositions de loi de la majorité ;
  • Des niches dédiées à chaque groupe parlementaire de l’opposition, au rythme d’une journée par mois, où nous avons la possibilité de faire passer des textes.
Les propositions de loi ne sont pas toutes examinées, car 577 députés peuvent en déposer de sorte qu’il y a thrombose. Il faut donc faire des choix. Par ailleurs une proposition de loi est souvent un moyen d’interpeller le Gouvernement sur un certain nombre de sujets et elle peut être reprise sous forme d’articles additionnels ou d’amendements. Ce qui fut très souvent le cas pour ma part. Ce n’est donc pas un travail diffus, mais bien concret avec des résultats. 
 
Parmi les textes que vous avez déposés, il y en a une qui porte sur l’engagement des sapeurs-pompiers volontaires. Or, si on regarde l’ordre du jour de nos assemblées, on constate qu’une proposition de loi identique a été déposée, examinée et votée, par la majorité. Pouvez-vous nous expliquer ?
 
Oui effectivement deux textes identiques ont été déposés, l’un par la majorité à l’initiative du député Fabien Matras et l’autre par moi-même au nom de l’opposition. Ces deux textes provenaient d’un travail effectué au sein du Groupe d’études sur les sapeurs-pompiers volontaires coprésidé par Fabien Matras et moi-même. 
Le fait que le même texte soit déposé par un député de la majorité et par un député de l’opposition donnait l’espoir d’un vote unanime et par là d’un consensus. C’était le sens de cette double démarche. 
 
Je m’aperçois in fine que nous avions raison de le faire comme cela. 
 
Mon implication sur le thème des pompiers a été saluée par l’ensemble des intervenants y compris le Gouvernement et il est notable que la Commission des lois ait choisi de me désigner comme rapporteur pour application de cette loi. 
 
Enfin, je remarque que le Congrès des sapeurs-pompiers qui se tenait à Marseille la semaine passée a permis de constater l’engouement autour de cette loi d’initiative parlementaire. 
 
Vous avez été rapporteur sur la proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises. Pourquoi ce texte est-il important pour les campagnes françaises ? Quels sont les principaux défis rencontrés dans la préservation de ce patrimoine sensoriel ? D’ailleurs, qu’est-ce que le patrimoine sensoriel ?
 
Non seulement rapporteur, mais surtout auteur de ce texte. 
 
L’origine de cette initiative provient de la multiplication des conflits de voisinage ces dernières années relayés par la presse quotidienne régionale. L’histoire du coq Maurice a été un véritable déclencheur, mais j’avais été sensible un an plus tôt à des problématiques en Lozère notamment liées à la cloche d’une chapelle dans les Cévennes. 
 
Il est apparu après saisine du Conseil d’État que les troubles anormaux de voisinage polluaient de plus en plus la vie de nos campagnes tant dans les conflits entre voisins qu’à travers l’interpellation des Maires sur des problèmes de bruit voire d’odeurs, mais également des procureurs de la République et de préfets. 
 
La campagne est souvent idéalisée, avec une certaine image d’Épinal, un lieu calme et reposant. La campagne n’est pas sans saveur, elle a ses activités rurales et agricoles, ses bruits mécaniques, ses odeurs, sa faune, etc. Cela peut paraitre évident à dire, mais vivre à la campagne ne se décrète pas, il faut aimer ce qui nous entoure. Or certains se retrouvent surpris et aimeraient que tout change autour d’eux. Cela n’est pas possible. 
 
Il était dès lors important, pour ne pas dire crucial, d’intégrer dans la notion de « patrimoine commun de la nation » deux nouveaux concepts : celui du bruit et celui de l’odeur, qualifiés de patrimoine sensoriel d’un point de vue juridique. 
 
Les inventaires régionaux, créés par Malraux, auront la tâche de répertorier sur chaque territoire les bruits et odeurs caractéristiques qu’il nous faut protéger. Vous ne pourrez plus en vous installant dans le Var demander que l’on éradique les cigales qui vous empêchent de dormir. Pas plus que vous ne pourrez aller tuer le coq du voisin qui fait vivre sa basse-cour. C’est cela le patrimoine sensoriel qui devra être défini. Nous pourrions parler aussi de patrimoine naturel. 
 
Je précise ici, et j’insiste sur le fait que le recours devant un juge est toujours possible. C’est un droit fondamental. Tout acte d’un voisin réalisé par malice, pour vous nuire, reste répréhensible. 
 
Ma proposition de loi a été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale et au Sénat et le Gouvernement en a profité pour souhaiter la codification de la notion de trouble anomale de voisinage, notion qui est jusqu’ici d’origine jurisprudentielle. 
 
Elle sera prochainement intégrée au Code civil ce qui permettra de clarifier la notion de trouble anormal de voisinage. 
 
Vous êtes membre du conseil d’administration de l’ENA, institution qui risque plus ou moins de disparaître, du moins sous sa forme actuelle. Les procès faits à cet héritage gaulliste sont-ils justifiés ? 
 
Commençons par le positif de la réforme, attendue depuis très longtemps et maintes fois demandée : la mutualisation de 13 formations du service public d’État avec l’ENA, mais aussi l’ENM (magistrats), l’INET (territoriale), l’EHESP (santé publique), ENSP et EOGN (police et gendarmerie), ENS, polytechnique… et plus récemment l’ENSOSP pour les sapeurs-pompiers. 
 
Sur le procès fait à l’ENA et son élitisme, je rappelle que l’accès à ces formations se fait sur concours et est de fait, égalitaire et équitable pour tous. Si en revanche, il existe des disparités de niveau et de préparation entre étudiants en fonction de critères géographique ou d’origine, cela n’est pas du fait de l’ENA, mais bien de la formation en aval. L’école a depuis longtemps essayé de corriger ces inégalités en ouvrant plusieurs types de concours. 
 
Mais tout ceci ne satisfait pas aujourd’hui ni la diversité ni la répartition géographique et l’ENA reste pour beaucoup synonyme d’élitisme. Or dans une société française en profonde mutation, il me semble nécessaire que l’ENA d’origine soit profondément remaniée pour tenir compte de nouvelles réalités au niveau de l’administration française. 
 
L’ENA souffre d’un problème structurel depuis une bonne dizaine d’années : ceux qui sortent dans la « botte » (les premiers au classement) préfèrent rembourser leurs frais de scolarité et travailler dans le privé, plutôt que de rejoindre l’administration publique. Comment empêcher ce pantouflage ? 
 
Si l’on veut supprimer le pantouflage, cela passe par la perte de son « statut » de fonctionnaire lorsque l’on fait le choix de partir dans le privé. Pour autant, cela ne doit pas se transformer en « chasse aux sorcières ». À bien des égards le monde public doit s’inspirer du privé pour faire mieux. Y travailler, c’est aussi revenir avec de bonnes pratiques et mieux comprendre les enjeux de ces milieux. La lutte contre une certaine déconnexion passe aussi par ces passerelles entre professions.
 
La troisième voie pour intégrer l’ENA est peu connue : toute personne qui justifie d’un certain nombre d’années de travail — y compris les jobs étudiants — peut se présenter au concours dédié de l’ENA et intégrer la prestigieuse formation. Or, là encore depuis quelques années, on déplore le manque de diversité des candidats et des énarques. Pourquoi ne pas encourager le recours à la troisième voie ? 
 
Vous avez raison, le recours à la troisième voie doit être encouragé afin que les futurs administrateurs d’État soient non seulement pluridisciplinaires, mais également issus de tout le territoire français. Il me semble que le recours à la troisième voie est encouragé, comme celui à présent pour les thésards. La communication peut toujours être renforcée, mais rien n’empêche une personne d’y avoir recours dans le cadre des conditions que vous avez évoquées. 
 
Vous êtes vice-président du groupe d’amitié France-Ukraine : en 2014, la commission Barroso a imposé à l’Ukraine de faire un choix entre Bruxelles et Moscou, en ce qui concerne ses relations diplomatiques et commerciales. 
Aujourd’hui, l’Ukraine pâtit du bras de fer avec Moscou, malgré le soutien notamment financier de l’Union européenne et doit gérer quelques tensions internes. Porochenko a été balayé en 2019, par un illustre inconnu du monde politique. Après deux ans aux affaires, pensez-vous que Zelenski se montre à la hauteur ou est-ce encore trop tôt pour le dire ?
 
Je suis effectivement vice-président du groupe d’amitié France Ukraine et j’ai eu l’occasion de me rendre en Ukraine. Les groupes d’amitié permettent des contacts entre parlementaires de deux pays. Nous n’avons pas en charge les relations diplomatiques qui sont du domaine réservé du Président de la République. En revanche, nous pouvons insuffler une culture parlementaire dont ne dispose pas le pays en question. Ces contacts sont enrichissants pour les uns et les autres. 
 
Concernant l’Ukraine, ce pays ne dispose pas des mêmes institutions démocratiques que la France ni des mêmes modes d’élections. Ceci explique l’instabilité politique qui peut y perdurer. Son histoire, par ailleurs, justifie des relations complexes avec la Russie.
 
Je m’en garderai de toute autre appréciation à l’exception que nos relations avec le parlement ukrainien sont très bonnes. 
 
Vous êtes membre de la commission chargée de l’application de l’article 26 de la Constitution, ou dit plus simplement, la commission qui peut décider de la levée de l’immunité d’un député. Pouvez-vous nous expliquer comment vous travailler ? Quels sont les éléments qui vous sont soumis pour décider de la levée de l’immunité ? Comment est prise la décision ? 
 
Nous disposons d’un rapport élaboré par des autorités judiciaires qui nous donnent une vision assez précise du dossier. Nous pouvons procéder à des auditions pour obtenir un contradictoire objectif. La décision est ensuite prise sur un vote. 
 
Quand on regarde votre fiche, on détecte une curiosité : vous êtes membre du parti Les Républicains, mais vous appartenez au groupe parlementaire UDI et indépendants. Pourquoi ? 
 
Il ne s’agit pas d’une curiosité, mais peut-être d’une nouveauté dans cette législature où les groupes parlementaires ne sont pas forcément la traduction des partis politiques. Ceci existe depuis longtemps au Sénat et au Parlement européen. Aujourd’hui l’émergence du mouvement En Marche et le mélange politique au sein du Gouvernement ont conduit à la création de groupes parlementaires mixtes. 
 
J’ai choisi, tout en étant député membre du mouvement LR sans ambiguïté, de rejoindre un groupe formé d’UDI et d’indépendants. C’est une manière de traduire un pont entre LR et centriste. Pont qui s’avérera très utile à l’approche des élections. 
 
Ceci correspond aussi à ma personnalité, unique député du département où j’essaye de conjuguer la diversité sociologique et politique du département de la Lozère. 
 
Chaque député se voit demander une photo pour illustrer son interview. Pourquoi avez-vous choisi celle-ci et que dit-elle de votre mandat ? 
 
Cette photo, qui peut surprendre par la légèreté qu’elle laisse entrevoir, a été prise au cours d’une soirée sur le handicap dans mon département de la Lozère. 
 
Je l’ai choisie, car elle illustre assez bien mon mandat et le rôle que peut avoir un député en dehors de l’image parfois très stricte diffusée. Elle illustre mon mandat, ou plutôt mes mandats, car la Lozère est un département profondément social, tournée vers le handicap, mais aussi les maladies rares. Nous sommes une terre d’accueil d’excellence avec un très grand nombre de centres. Il y a un vrai savoir-faire, une ouverture d’esprit forte des Lozériens et la volonté de permettre à chacun de s’épanouir dans le département. 
 
Cette vocation reste ardue et nécessite comme partout le recours aux bonnes volontés individuelles. En tant que députés, nous pouvons jouer un rôle important dans ces causes, financièrement comme tout un chacun, mais aussi en étant présents et parfois un peu décalés
 
Question habituelle de fin d’interview : comptez-vous vous représenter en 2022 ? 
 
J’ai pour habitude de me prononcer fin mars, une habitude qui m’a jusqu’ici plutôt bien réussie. Je la garderai.