À l’Assemblée, les prises de vue sont encadrées. Les écrans, eux, sont en accès libre.
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Députés et écrans : confidentialité rejetée

« Pourquoi je ne peux pas faire de photo depuis les tribunes presse ? J’aurais de meilleures prises de vue. »

« Officiellement, parce que les photographes doivent être en guignol ou en tribune d’honneur. Officieusement, pour éviter que les journalistes ne photographient les écrans des téléphones, tablettes ou ordinateurs des députés. »

L’agent qui nous a donné cette explication, nous rappelant les règles du Palais Bourbon, ne semblait y croire qu’à moitié. Et pour cause.

Pour comprendre l’absurdité de la situation, il faut connaître la géographie de l’hémicycle. Les tribunes presse sont le point le plus haut, à côté de la régie vidéo de l’Assemblée nationale. La tribune d’honneur est en dessous, donc plus proche des députés. Quant aux guignols, elles sont au même niveau que les bancs des députés. Ces dernières ne sont réservées aux photographes que durant les Questions au Gouvernement. Le reste du temps, ils doivent les partager avec les collaborateurs parlementaires.

Séance paisible pour écrans bavards

Vendredi 13 juin 2025, dernière journée d’examen du projet de loi de simplification de la vie économique. L’hémicycle est clairsemé, la plupart des députés sont retournés en circonscription, les articles plus tendus ayant déjà été examinés.

La séance de l’après-midi s’étire dans un calme assuré par un Xavier Breton ronronnant. Depuis la tribune d’honneur, on laisse promener son regard : à gauche, un député discute sur Telegram, à droite, une parlementaire fait sa comptabilité sur Excel, au centre, quelqu’un rédige un texte et un autre en profite pour consulter ses comptes bancaires.

Il n’est pas inhabituel que les députés profitent des longues séances en hémicycle pour abattre du travail : attendre pour voter ou pour défendre un amendement est une activité assez passive.

Les écrans permettent de meubler ce temps, mais, surtout de travailler.

Optimisation du temps de travail

Les députés ne sont pas désœuvrés et les outils numériques sont devenus indispensables. Ils permettent de suivre les amendements, grâce à Eliasse, de lire les textes, de retrouver la cosignature, de prendre la relève d’un collègue absent ou de battre le rappel des députés de son groupe lors des scrutins publics.

Toujours le 13 juin 2025, Anne-Laure Blin, seule représentante de son groupe (Droite Républicaine) avec Ian Boucard (qui officiait en tant que rapporteur) devait défendre les amendements de ces collègues. L’écran devient un bureau mobile, bien plus pratique et léger à transporter que des parapheurs ou des classeurs. Il suffit de voir les piles de dossiers que transportent les conseillers ministériels pour s’en rendre compte.

Le problème n’est pas l’écran : c’est sa visibilité. Sur cette séance, un seul député avait posé un filtre de confidentialité : David Amiel (Ensemble Pour la République) et c’est en voyant son écran noir et lui pianotant que la chose est devenue évidente : les députés ne prennent aucune précaution. Autre exception relevée : Gaëtan Dussausaye (Rassemblement national), le mercredi 4 juin 2025. Arrivé en séance, il s’est assis à son pupitre, a sorti son appareil et a posé immédiatement le filtre de confidentialité.

Tous les autres travaillent à découvert, y compris sur des documents qui n’ont pas vocation à devenir publics, tel le plaidoyer d’un lobby glissé amicalement à un député, qui a pris le dossier en séance pour l’étudier.

La présidence protégée du shoulder surfing

Il n’y a qu’un seul député qui est protégé : celui ou celle qui assure la présidence de séance. Le seul écran que l’on puisse apercevoir est la tablette avec Eliasse ou ce qu’on appelle le jaune.

Depuis les tribunes presse, d’honneur, visiteur ou des guignols, il est impossible de voir son écran en raison de la géographie des lieux. Pour presque tous les autres, c’est open-bar, y compris pour les collaborateurs parlementaires en guignols, qui ne protègent pas plus leurs écrans que les députés.

Prise de vue du 31 mars 2025, depuis les guignols. 
Les tribunes visiteurs sont celles qui sont juste au-dessus des députés.
Prise de vue du 31 mars 2025, depuis les guignols.
Les tribunes visiteurs sont celles qui sont juste au-dessus des députés.

Un autre député a mis un filtre sur son écran.

Autre exception : les députés qui s’installent contre les murs de l’hémicycle.

Un député dont l'écran est protégé, grâce à son emplacement.
Un député dont l’écran est protégé, grâce à son emplacement.

Mais, ils préfèrent se rapprocher du centre, pour être plus visibles des caméras qui diffusent en direct la séance.

Cette trop grande confiance porte un nom : le shoulder surfing ou naviguer par-dessus l’épaule. C’est une technique d’ingénierie sociale. Un simple coup d’œil et on récolte plus d’informations qu’on ne l’aurait imaginé.

À l’origine, on en parlait plus pour les distributeurs automatiques et pour les terminaux de paiement par carte bancaire dans les commerces. Mais, avec la dématérialisation, la technique est devenue beaucoup plus large et concerne finalement tous les écrans.

L’Assemblée nationale, ce lieu public qui s’oublie

Ironie de la chose : on interdit aux journalistes, placés au plus haut point de l’hémicycle, de prendre des photos avec leur smartphone ou leur appareil photo, mais, les photographes peuvent parfaitement capturer les écrans des députés, même avec un appareil standard.

La célérité des agents de l’Assemblée nationale donne un faux sentiment de sécurité aux députés et aux collaborateurs. Eux aussi ont accès aux guignols durant les séances et eux non plus n’ont pas de filtre de sécurité sur leurs écrans.

Si les visiteurs de l’Assemblée nationale, de plus en plus nombreux, doivent laisser leurs affaires dans des casiers avant d’aller en séance, leurs regards ne sont pas limités par un règlement. Un coup d’œil, une bonne mémoire et l’information sort très facilement de l’hémicycle.

Près du bureau de poste de l’Assemblée nationale, à côté du distributeur automatique, se trouve un dispositif permettant de vérifier si une clef USB est infectée par un logiciel malveillant. Peut-être qu’il faudrait une campagne de sensibilisation des députés pour leur rappeler que l’hémicycle est un lieu public et qu’un filtre de confidentialité ne coûte pas très cher.

À l’Assemblée nationale, la menace numérique n’est pas invisible : elle est assise quelques rangs derrière.