
L’exemple des adultes, première exposition aux écrans
Les enfants passent trop de temps devant les écrans. À qui la faute ? Psychologues, pédopsychiatres et parents nous rappellent que ce qu’ils regardent le plus, ce sont les adultes.
Violence, écrans et regard détourné
Un constat s’impose : dans l’hémicycle comme dans les couloirs de l’Assemblée nationale, il est devenu difficile de capturer un député les yeux levés. La faute aux smartphones, omniprésents, qui transforment les séances en alignements de nuques penchées. Une série de photos prises ces derniers mois suffirait à résumer l’époque : l’écran a envahi l’espace public, jusqu’aux lieux de pouvoir.
Dans les rues de Paris, la scène est tout aussi familière. Il ne s’agit plus de marcher, mais de zigzaguer entre les passants, absorbés non par leur GPS, mais par une notification, une vidéo TikTok ou un message qui ne peut, semble-t-il, attendre une minute de plus.
Le lundi 9 juin, à Nogent, en Haute-Marne, un adolescent de 14 ans a poignardé à mort une surveillante de son collège. L’émotion est immense, l’incompréhension aussi. Très vite, les explications toutes faites s’empilent : trop de jeux vidéo, trop de réseaux sociaux, pas assez de contrôle parental. Dans la bouche de plusieurs responsables politiques, le lien entre violence et écran est évoqué comme une évidence.
Une surenchère politique
Le fait divers de Nogent a donné lieu à un florilège de déclarations politiques, souvent déconnectées de la réalité du terrain.
Pour Emmanuel Macron, la responsabilité incombe aux réseaux sociaux et souhaite imposer la reconnaissance faciale. Le chef de l’État a réaffirmé sa volonté de les interdire aux mineurs de moins de 15 ans, quitte à recourir à la reconnaissance faciale pour faire respecter la mesure. Le Premier ministre François Bayrou a, quant à lui, proposé d’interdire la vente de couteaux aux mineurs.
Deux députés, Ayda Hadizabeh (PS) et Jérémie Patrier-Leitus (Horizons), souhaitent interdire la vente de smartphones aux moins de 15 ans. Ils annoncent le dépôt d’une proposition de loi transpartisane.
Hier encore, lors des Questions au Gouvernement, Clara Chappaz a résumé la position de l’exécutif : « Oui, le gouvernement agit, sous l’impulsion du Premier ministre et du président de la République, pour protéger les enfants contre les dérives du numérique. La ministre Élisabeth Borne envisage d’interdire les téléphones au collège ; la ministre Catherine Vautrin, d’interdire les écrans avant 3 ans ; quant à moi, je le dis avec force, je veux interdire les réseaux sociaux avant 15 ans, dans la continuité des travaux de Laurent Marcangeli. »
Des mesures ambitieuses, parfois floues, souvent spectaculaires — mais qui passent à côté de ce que spécialistes et parents expérimentent chaque jour : l’apprentissage numérique commence avant tout à la maison.
Les enfants : le miroir des usages des adultes
« Est-ce que les enfants sont influencés par les écrans ? Oui. Mais d’abord par la manière dont leurs parents les utilisent. » Ce constat revient dans tous les témoignages recueillis, qu’ils viennent de psychologues cliniciens, de pédiatres ou de parents. Il repose sur une évidence encore trop peu discutée : les enfants imitent d’abord les adultes.
La théorie n’est pas nouvelle. Dans les années 1970, le psychologue Albert Bandura formulait déjà sa théorie de l’apprentissage social : les enfants apprennent en observant, en mimant les comportements des adultes. Amy Todey le résume ainsi : « Si un parent sort son téléphone à chaque moment de silence ou pendant les repas, l’enfant comprend que c’est la norme. »
Un enfant se construit à partir des référents adultes en qui il a confiance. Ce mimétisme n’est pas anecdotique : il façonne durablement son rapport aux autres, au calme, à l’ennui.
Pour Joseph Lopez, la réponse est évidente « Les habitudes influencent notre état d’esprit et notre humeur bien plus que nous ne voulons l’admettre. Les professionnels du domaine jonglent avec les chiffres, mais la réalité se dessine dans le rythme des regards, les fluctuations de l’attachement et l’évolution de la capacité d’un enfant à se calmer. Demandez à n’importe quel pédiatre, il vous dira que tout ce qui se passe dans une maison, qu’il s’agisse d’une tempête, d’une crise de colère ou de câlins, est discrètement enregistré dans l’esprit du bébé ».
Michael Vallejo, thérapeute familial, cite une étude montrant que les enfants apprennent mieux lorsque leurs parents posent leur téléphone. « Des enfants de deux ans n’arrivaient pas à retenir de nouveaux mots si leurs parents étaient interrompus par une notification. La qualité de la présence compte. »
Ce sont parfois les parents qui le disent le mieux: « Un soir, ma fille me parle de son dessin, et je hoche la tête sans lever les yeux de mon téléphone. Elle s’est arrêtée net, m’a regardé et m’a dit : “Papa, tu n’écoutes pas.” Elle avait trois ans. J’ai compris que ce n’était pas elle qui réclamait trop d’attention, c’était moi qui ne lui en donnais pas assez. »
Même constat chez la psychiatre Kristie Tse : « L’usage de l’écran n’est pas qu’une question de régulation. C’est un comportement copié, intégré, reproduit. »
Geoffrey Breedwell, père de deux filles, reconnaît avec humour : « Mes enfants me surveillent. Si je prends mon téléphone pendant un film, elles me le font remarquer. Elles appliquent les règles qu’on leur a fixées — à nous aussi. »
Même chose chez Stephanie Edenburgh, mère de trois enfants, qui avait d’abord interdit les écrans, avant de voir sa fille l’imiter, debout dans le salon, en scrollant machinalement. « J’ai compris à ce moment-là qu’il fallait que je change mon propre comportement. » Marga Macias a également détaillé une routine assez stricte en matière d’écran à la maison et résume très bien la chose « Sauf en cas d’urgence, rien n’est suffisamment urgent pour justifier l’utilisation d’appareils électroniques ou de téléphones lorsque vous interagissez avec d’autres personnes ou lors de réunions sociales. Cela peut attendre ».
Zita Chriszto, psychologue, rappelle que la « graine du rapport compulsif aux écrans » est souvent semée très tôt — non pas par les contenus eux-mêmes, mais par le cadre dans lequel ils sont introduits. « Ce sont les adultes qui donnent la clé de contact. L’environnement émotionnel et le modèle parental comptent davantage que la technologie. »
Dit autrement : si un enfant voit ses parents accrochés à leur smartphone, il va reproduire ce comportement, parce qu’il assimile cette gestuelle comme une manière « normale » de grandir et une dynamique familiale s’installe.
Néanmoins, elle peut s’inverser. Tatiana Yagecic, mère de deux enfants, raconte comment toute la maison a changé quand les adultes ont posé leurs téléphones pendant les repas, écouté sans distraction, privilégié les jeux ou les balades : « Les enfants ont vu qu’on changeait. Et ils ont changé, eux aussi. »
Comportements copiés, dépendances croisées
C’est le mot qui revient le plus souvent dans les conversations de parents inquiets ou dans les tribunes politiques : addiction. Mais pour les spécialistes, le terme est rarement utilisé pour les enfants. Trop fort, trop médical, trop réducteur. Ce qu’on appelle « addiction » chez les plus jeunes est, en réalité, un comportement appris — et souvent renforcé par l’environnement familial.
Pour le docteur Michael Valdez, spécialiste des addictions le dit « Les habitudes des enfants en matière de smartphone se forment rarement dans le vide ; les routines des parents constituent le premier ensemble de normes auxquelles les jeunes sont confrontés. Une mère qui consulte ses e-mails avant le petit-déjeuner ou un père qui écoute des podcasts en streaming le soir font que ces actions semblent normales à tout enfant qui les observe ».
« Chez les jeunes enfants, on ne parle pas d’addiction au sens psychiatrique », précise la psychologue Amy Todey. « On parle de comportements conditionnés, qui deviennent compulsifs. Si un enfant voit qu’on utilise le téléphone pour gérer le stress, s’occuper pendant l’ennui ou éviter un conflit, il apprend à faire pareil. »
Michael Uram, thérapeute en Californie, ajoute que les parents, lorsqu’ils sont épuisés émotionnellement, ont tendance à favoriser — sans toujours s’en rendre compte — l’usage des écrans comme outil de régulation. « Quand les adultes n’arrivent plus à se déconnecter, ils transmettent à leurs enfants l’idée que l’écran est un refuge. »
Ces situations du quotidien, apparemment banales, finissent par peser lourd sur le développement affectif de l’enfant. « Quand l’adulte est physiquement présent, mais émotionnellement absent, l’enfant ressent un vide, même s’il ne sait pas le formuler », souligne Zita Chriszto. Pour le combler, il s’agite, multiplie les sollicitations ou se tourne vers l’écran.
Kristie Tse rappelle que le design même des applications joue un rôle : « Les enfants ne sont pas passifs. Ils sont ciblés par des contenus conçus pour capter leur attention. Mais ce n’est pas une raison pour déresponsabiliser les adultes. »
Geoffrey confie qu’il a cessé d’utiliser l’écran comme punition ou récompense : « Dès qu’on a fixé des règles claires — et qu’on s’est efforcé de les appliquer à nous-mêmes — l’ambiance à la maison a changé. »
Parfois, cela fonctionne même quand les enfants grandissent, comme le raconte Ashley « Mes enfants ont 17 et 22 ans. Ils ne sont pas comme la plupart de leurs camarades. J’ai un téléphone portable depuis leur naissance. Ils ont tous les deux reçu un téléphone portable en CE2. Mais notre table et notre voiture étaient des « zones sans téléphone ». Cette règle nous a permis de discuter ou simplement de réfléchir tranquillement. Aujourd’hui, à 17 et 22 ans, ils respectent toujours ces règles ET ils rappellent leurs amis à l’ordre lorsqu’ils sont distraits par leur téléphone ».
Ce n’est donc pas une perte de contrôle irréversible, mais un cercle comportemental, même enclenché très tôt, qu’il est possible d’interrompre.
L’effet domino de l’exemple
Si l’usage excessif des écrans est en grande partie appris par imitation, alors il peut aussi être désamorcé de la même manière. Plusieurs témoignages reçus l’illustrent : lorsqu’un adulte revoit son propre rapport aux écrans, les enfants ne résistent pas, ils suivent.
Stephanie se souvient très bien du déclic : « Je pensais que personne ne remarquait que je jetais un œil à mon téléphone à table. Jusqu’au jour où ma fille, en marchant dans le couloir, a mimé exactement mon geste de scrolling. Ça m’a glacée. » Depuis, elle a banni le téléphone des repas et des moments familiaux. « J’ai aussi coupé toutes les notifications. Ce simple geste a amélioré la qualité de mon attention. Et les enfants l’ont senti immédiatement. »
Geoffrey parle de la vigilance presque comique dont ses enfants font preuve : « Si je prends mon téléphone pendant un film ou un jeu, elles me reprennent. Elles appliquent nos règles mieux que nous. » Ce renversement de rôle en dit long sur l’importance de la cohérence : une règle qui ne s’applique qu’aux enfants est une règle qui vacille.
Du côté des professionnels, ce changement d’approche est salué. Michael Uram insiste sur la notion de corégulation : « Un enfant ne peut pas apprendre à gérer ses émotions si l’adulte face à lui est lui-même débordé, distrait, absent. Le travail commence toujours par le parent. ».
Kristie Tse souligne que cette démarche parentale est souvent plus efficace que les interdictions : « L’autorité seule ne suffit pas. Ce qui fonctionne, c’est la constance, l’exemplarité et la transparence. Dire : “Je galère aussi à décrocher, mais j’essaie.” Cela crée une alliance, pas un rapport de force. ».
L’éducation numérique invisible
Dans les écoles, les foyers ou les transports, les écrans sont partout. Chez les enfants, bien sûr, mais aussi chez les adultes. Les professionnels interrogés le rappellent : la relation des plus jeunes aux écrans ne se construit pas dans un vide technologique, mais dans un écosystème où se croisent usages familiaux, modèles sociaux et logiques d’attention.
Le docteur Michelle Dees le souligne « L’attachement d’un enfant à son smartphone se forme rarement de manière isolée : ce lien se noue aussi bien dans les cours de récréation qu’à table. Les repères parentaux constituent le premier point de référence pour déterminer à quoi peut ressembler le temps passé quotidiennement devant un écran, mais les pairs, les politiques scolaires et la publicité mettent souvent ces repères à rude épreuve. Un apprentissage solide nécessite donc plus que des démonstrations prudentes de la part des adultes ; elle exige des discussions en famille, des limites bien définies et des loisirs hors écran attrayants, qui bénéficient tous d’un effort conjoint à la maison, à l’école et au-delà ».
Les enfants ne découvrent pas seuls l’attrait du numérique. Ils y sont introduits, souvent très tôt, parfois par ceux-là mêmes qui s’en inquiètent ensuite. Ce constat, partagé par psychologues, thérapeutes et parents, ne vise pas à désigner un coupable, mais à replacer les responsabilités là où elles s’exercent réellement.
Pendant ce temps, dans les rues de Paris, les passants évitent les collisions de justesse. Non pas à cause d’une trottinette ou d’un excès de vitesse, mais d’une notification trop pressante. Le smartphone est devenu une extension du bras, et la marche urbaine une chorégraphie millimétrée entre deux regards vers l’écran.
L’imitation commence là. Elle continue ailleurs.