Ingérences étrangères et RN : aucun disceRNement
Le Rassemblement national avait fait lanterner la presse parlementaire avec sa résolution visant à créer une commission d’enquête sur les ingérences étrangères. Déposée à l’Assemblée nationale le mardi 27 septembre 2022, ce n’est que ce vendredi 14 octobre 2022 qu’elle a été mise en ligne. On en venait presque à douter que l’exposé des motifs et son article unique existent.
Une rédaction brouillonne et contradictoire
Le titre même est extrêmement large, englobant tout et n’importe quoi. Il évoque la notion d’ingérence politique, économique et financière de puissances étrangères. En cela, il suit la définition du dictionnaire du droit public international. Mais, il inclut les entreprises et surtout les personnes privées. L’exposé des motifs indique explicitement « même des personnes privées dont la surface financière est si importante qu’elle dépasse l’influence de certains États ».
Si nul ne conteste que certaines entreprises, dont les entreprises de la Tech ont un pouvoir financier important, les actions de communication ou d’influence ne peuvent être qualifiées d’ingérences. La notion d’ingérence ne vise que les États. Il appartiendra donc à la commission d’enquête de démontrer que des entreprises sont en réalité directement pilotées par des entités étatiques ou gouvernementales.
Différentes enquêtes et ouvrages universitaires ont fait la lumière sur des ingérences étrangères menées grâce à des entités privées : on pense évidemment à Russia Today et Sputnik dans les ouvrages de Maxime Audinet ou encore des différentes entreprises en lien avec l’Inde.
Néanmoins, toutes les personnes qui ont lu les manuels sur le lobbying ou la diplomatie savent que la frontière est ténue entre ce que l’on qualifie de soft power et l’ingérence réelle. Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de relever avec gourmandise que le Rassemblement national énonce doctement « Depuis la chute de l’URSS, les ingérences étrangères sont peu évoquées de manière sérieuse et suivie dans le débat public ». C’est faire fi des travaux universitaires — dont on concédera qu’ils ne constituent pas la lecture de chevet préférée des Français — mais aussi des livres grand public et des articles de presse.
Ainsi, le magazine Marianne s’est régulièrement fait l’écho ces dix dernières années des influences étrangères. Le Canard enchaîné a publié différents articles sur les ingérences indiennes et a sorti un numéro spécial sur le Qatar. On ne reviendra pas sur la Chine et la Russie. Dès lors, peut-on réellement considérer que les Français et les pouvoirs publics soient ignorants du sujet ? Ne serait-ce qu’en consultant les archives des demandes de commissions d’enquête à l’Assemblée nationale, on constate que la thématique n’est absolument pas mise de côté.
L’exposé des motifs se contredit lui-même sur ce point, puisqu’il admet un paragraphe plus loin que « La presse a pu se faire l’écho de relais d’ingérence clairement identifiés par les services de renseignement français ». À croire que l’exposé des motifs a été rédigé par des personnes différentes, qui n’ont pas lu l’ensemble.
Ignorance des travaux parlementaires européens
On peut d’autant plus en douter que le Parlement européen — dont sont issus une partie des députés Rassemblement national actuels — a travaillé sur ce sujet de l’ingérence. Une première commission, dite INGE 1, a vu le jour et a publié un rapport. Les auteurs ont dressé un panorama des différents types d’ingérences et une série de recommandations. Parmi elles, une amélioration du cadre normatif au niveau communautaire, notamment en ce qu’il régule les activités de lobbying à Bruxelles.
Une seconde commission d’enquête — dans la continuité de la première — a vu le jour aussitôt le rapport publié, logiquement appelée INGE 2. Contrairement à la résolution du Rassemblement national, sa rédaction est plus précise et plus précautionneuse : « le rôle des acteurs non étatiques ». Elle admet que des entités privées peuvent être mises à contribution, mais ne les met pas sur le même plan que les États.
Plus cocasse : il a été demandé à Jean-Philippe Tanguy, dans l’hypothèse où la commission d’enquête verrait le jour, si elle reprendrait les conclusions de la commission européenne INGE 1. À cette question, il a répondu « nous verrons », ce qui laisse dubitatif. En effet, à la page 16 de son rapport, la commission INGE 1 énonce « considérant que la Russie cherche à établir des contacts avec les partis, personnalités et mouvements afin de s’appuyer sur des acteurs des institutions de l’Union pour légitimer ses positions et les gouvernements fantoches qu’elle soutient, pour faire pression en faveur d’un allègement des sanctions et pour atténuer les conséquences de son isolement international ; considérant que des partis tels que la Freiheitliche Partei Österreichs autrichienne, le Rassemblement national français et la Lega Nord italienne ont signé des accords de coopération avec le parti Russie unie du président Vladimir Poutine et sont désormais accusés dans les médias d’être disposés à accepter un financement politique de la part de la Russie ». Il apparaît peu probable que Jean-Philippe Tanguy ait lu le rapport d’INGE 1, auquel cas, il aurait explicitement indiqué qu’il ne partageait pas ses conclusions.
À ce stade, la résolution pose deux difficultés.
Une recevabilité très incertaine
La première concerne l’arbitrage interne du groupe. En effet, le Rassemblement national a déposé trois demandes de création de commissions d’enquête. Il peut utiliser son droit de tirage pour demander à ce qu’une des résolutions soit « prioritaire ». Ainsi, le groupe LR a utilisé son droit de tirage pour sa commission d’enquête. Interrogé sur ce point, à de multiples reprises, Jean-Philippe Tanguy, coauteur de la proposition a refusé de répondre à cette question.

Le second point tient dans la recevabilité. En admettant que le Rassemblement national utilise son droit de tirage, comme le permet le règlement de l’Assemblée nationale, la résolution devra être examinée en commission permanente. Comme l’indique le dossier législatif, la commission des lois se penchera sur ce sujet.
Or, l’exposé des motifs fait clairement apparaître que tout ou partie de la commission d’enquête sera amené à se pencher sur la politique extérieure. En dehors de l’incrimination explicite d’un ancien député de La République En Marche, le président de la commission des lois peut parfaitement refuser la constitution de la commission sur la base de deux éléments. En premier lieu, les faits exposés sont insuffisamment justifiés et dans certains cas, contradictoires. En second lieu, il pourrait s’appuyer sur cette partie de l’exposé des motifs « ventes d’entreprises nationales au mépris de l’intérêt général, décisions politiques ou diplomatiques sans explication rationnelle ». Les rapporteurs ne sont pas habilités à se faire communiquer des éléments relevant de la défense nationale, des affaires étrangères, de la sécurité intérieure ou extérieure de l’État. Ainsi, même si la résolution passe le filtre de la commission, il ne pourra pas avoir accès aux informations dont elle dit avoir besoin.
On peut mettre de côté l’exposé des motifs et ne se concentrer que sur l’article unique. Mais, on retombe sur la même difficulté. Sous les précédentes législatures, bien que les résolutions de proposition de création d’enquêtes aient été nombreuses, rares sont celles qui sont arrivées jusqu’aux bureaux des commissions permanentes. On peut citer celles sur la libération des infirmières bulgares et l’Azerbaïdjan. Mais, dans le cas de la proposition concernant le financement de Daesh, notamment en raison des difficultés d’enquête pour des personnes étrangères, ce qui fut refusé. Dans le cas de la commission d’enquête sur l’Azerbaïdjan, la présidente Guigou relève « Cependant, les pouvoirs d’investigation accordés à une commission d’enquête sont d’un intérêt limité en matière de politique étrangère. Le secret diplomatique demeure opposable à ces investigations et les prérogatives spécifiques à une commission d’enquête (obligation de déférer à une convocation, serment des personnes auditionnées, obligation de communiquer des documents, pouvoir du rapporteur de procéder à des enquêtes sur pièce et sur place) ne sauraient s’appliquer à des autorités étrangères. »
Enfin, le président de la commission des lois pourrait souligner l’absence d’opportunité. Comme évoqué précédemment, une commission d’enquête est déjà en cours au Parlement européen et s’est donné pour objectif, de dégager des lignes directrices très claires sur ce sujet, au niveau communautaire.
Tout dépendra de la souplesse du président de la commission des lois dans son analyse et de la force de conviction des auteurs de la demande, pour convaincre leurs collègues de voter la création de la commission.
On peut concéder que le Rassemblement national a réussi son opération de communication avec cette demande de création d’enquête. À ce stade, il n’est pas certain qu’elle réussisse son coup politique.
Remerciement à __si_mon pour avoir trouvé un titre.
Mise à jour du vendredi 28 octobre 2022 à 15 h 47 : en conférence de presse, le groupe a indiqué qu’il utiliserait son droit de tirage pour demander la constitution d’une commission d’enquête.
Mise à jour du mardi 8 novembre 2022 à 16 h 43 : le Rassemblement national a utilisé son droit de tirage. La commission des lois devra se pencher sur sa recevabilité.