La voix du Kremlin sur les ondes françaises : le malaise des députés
C’est suffisamment rare pour être souligné. Le 9 mars 2025, l’Élysée s’est fendu d’une communication concernant le Journal Du Dimanche (JDD). L’hebdomadaire, tombé dans l’escarcelle de Vincent Bolloré, avait titré « la surenchère de la peur » et reprenait amplement les éléments de langage du Kremlin.
L’Élysée a répliqué en invitant le média au « respect de la parfaite véracité des faits ». Sur X (anciennement Twitter), la Présidence de la République indique « La Présidence de la République dément avoir employé les termes “faire peur” qui lui sont prêtés dans l’édition du jour du JDD. Il ne s’agit ni de son expression ni de son intention. En cette période grave où, face à la menace russe, la quasi-totalité des chefs d’État et de gouvernement européens prend des mesures inédites pour assurer leur défense, chacun doit veiller au respect de la parfaite véracité des faits. Le moment exige lucidité, patriotisme et sens de l’unité nationale ».
Depuis quelques semaines, la parole de Moscou se retrouve sur CNews, sur Europe 1, dans le JDD et dans la plupart des entités du groupe Bolloré. Pourtant, RT (anciennement Russia Today) et Sputnik ont été bannis de France au moment de la seconde invasion de l’Ukraine par la Russie et le pays fait l’objet de sanctions économiques.
Comment expliquer que les anciens de RT puissent avoir micro ouvert dans de puissants médias français, surtout après avoir fait voter une loi sur les ingérences étrangères ?
Constance Le Grip (Ensemble pour la République) n’est pas tendre sur ce sujet « la place grandissante donnée maintenant par CNews, Europe 1 et le JD News à Mme Xenia Fedorova est tout à fait inquiétante. Sur leurs antennes, dans leurs colonnes et sur le net. Voir des médias français mettre très en avant une propagandiste du régime du Kremlin, ex-directrice de RT France, m’est particulièrement pénible ».
Pour Paul Molac (LIOT), le sujet n’est pas simple : « il y a bien des “trous dans la raquette”, car le contrôle effectué sur les chaînes d’information est à corréler avec le principe de liberté d’expression auquel tout le monde est naturellement attaché ».
L’ARCOM pourrait-elle intervenir ? « Une opération d’ingérence étrangère ne figure pas en tant que telle [NDLR dans ses compétences], bien qu’elle puisse éventuellement être vue comme une atteinte à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information. En outre, la loi de 2018 sur la lutte contre la manipulation de l’information prévoit des mesures, mais c’est plutôt en cas de manipulation de l’information de services établis en France et donc conventionnés par l’ARCOM, mais qui sont contrôlés ou placés sous l’influence d’un État étranger. Donc pas directement pour des propos tenus, il me semble. De telles sanctions n’ont d’ailleurs jamais été mises en œuvre pour l’instant » explique-t-il.
Même constat chez Constance Le Grip « Nous n’avons pas d’instruments juridiques pour traiter ce genre de situation. Je rappelle que la liberté de la presse, la liberté d’expression et d’opinion sont réelles dans notre pays, et que nous devons, me semble-t-il, tous y être très attachés. La loi prévenant les ingérences étrangères que Sacha Houlié et moi-même avons portée a des visées précises et ciblées, qui répondent à des vrais besoins identifiés comme tels notamment par nos services ».
Faut-il y répondre par la loi ou autrement ? Pour la député des Hauts-de-Seine, un changement de législation n’est peut-être pas la méthode la plus adéquate « Il me semble que la réponse peut être politique, en effet, et multiple. Ne pas être dupe de cette stratégie, le faire savoir, dénoncer cette situation, encore et toujours, alerter inlassablement sur la “guerre hybride”, informationnelle, que nous mène le Kremlin, avec le concours et la complaisance d’“idiots utiles” cesser, le cas échéant, de répondre aux sollicitations des médias concernés. Un exemple : lors du débat hier mercredi dans l’hémicycle de l’Assemblée sur la résolution appelant à un renforcement de notre soutien à l’Ukraine, nous avons abordé ce sujet des relais d’opinion qui répètent le narratif russe et celui des ingérences russes dans les processus électoraux, et fait voter des amendements en ce sens ».
Cesser de répondre aux médias qui propagent la parole du Kremlin, les députés n’y sont manifestement pas prêts. François Bayrou (MoDem) lui-même était sur le plateau de CNews le 7 mars 2025 face à Sonia Mabrouk, tout comme Gérald Darmanin (Ensemble pour la République) le 12 mars 2025 ou encore Manon Aubry (LFI) le 6 mars 2025 ou Jérôme Guedj (PS) le 20 février 2025.
Christophe Béchu (Horizons) a accordé une interview pour l’édition du 16 mars 2025 au JDD, tout comme Agnès Pannier-Runacher (Ensemble pour la République) le 2 mars 2025 et Manuel Bompard (LFI) était au Grand Rendez-Vous d’Europe 1/CNews le 16 mars 2025.
Laurence Ferrari est peut-être considérée comme « radio KGB » pour reprendre l’expression d’un conseiller de l’exécutif, il n’en demeure pas moins vrai que CNews, Europe 1 et le JDD ont toujours un carnet d’adresses très fonctionnel, aussi bien à droite qu’à gauche pour remplir leurs grilles.