Le mandat de député accentue les dépendances : témoignages de députés
L’affaire Andy Kerbrat a suscité un grand nombre de réactions parmi les députés. Pourtant, il n’est pas le seul à être concerné par une dépendance. Il y a moins d’un an, la député Caroline Janvier disait « la politique fabrique des comportements déviants » dans Paris Match, parlant de soirées où la drogue circule et de consommation excessive d’alcool. On a essayé d’en savoir plus.
« C’est une forme de câlinothérapie de prendre un verre »
« Depuis 2022, il y a une remise en cause du sens du travail parlementaire. On a le glaive de la dissolution au-dessus de nos têtes et l’enchaînement des 49 alinéa 3 entraîne une déresponsabilisation. À quoi bon travailler quand on sait que tout finit à la poubelle ? La perte de sens au travail n’épargne pas les députés et comme tout le monde, on a besoin de reconnaissance. Dans mon groupe, on a un problème de management, où les réunions ne servent à rien. Ajoutez à cela un rythme de vie débile, une présence en circonscription que tout le monde cajole, cela donne des abus, surtout quand on n’a pas d’hygiène de vie ».
Car, il n’y a pas qu’à l’Assemblée nationale que les députés abusent. En circonscription, davantage pour ceux qui sont élus en région viticole, il n’est pas possible de refuser un verre. Ce ne sont pas les occasions qui manquent : commémorations, anniversaires, réunions locales. « On se nourrit souvent mal : repas sautés, ceux où on mange trop, boit trop et les occasions sont nombreuses : cérémonies, médailles, vœux, etc. Il y a forcément des “abus” et des déséquilibres ».
L’alcool est partout et tout le temps. « Dans les évènements locaux, on sort les bouteilles de qualité, mais, pour les boissons sans alcool, quand les organisateurs y pensent, ce sont souvent des jus de fruits premier prix, achetés à la hâte au magasin du coin. Dire non à un verre d’alcool, surtout local, n’est pas possible en circonscription. L’alcool reste synonyme de convivialité ».
« Depuis que je suis député, je m’alcoolise trop. Il y a un effet détressant et c’est une forme de câlinothérapie de prendre un verre ».
« L’alcool est socialement accepté »
« Dans mon groupe, à ma connaissance, on n’a pas de problème de dépendance quelconque, que ce soit à l’alcool ou à autre chose. Mais, nous ne sommes pas tout le temps ensemble et par définition, les stupéfiants sont illégaux. Personne ne va sortir sa came en réunion de groupe. L’alcool est socialement accepté ».
L’Assemblée nationale n’est pas qu’un bâtiment, c’est aussi un lieu de travail. Le droit français interdit l’alcool sur le lieu de travail. Est-ce que la solution — au moins pour l’alcool — ne serait pas de le supprimer des buvettes et restaurants de l’Assemblée nationale ?
« Cela pourrait être une solution. Bien sûr, celui ou celle qui veut vraiment boire, pourra toujours aller au Bourbon ou avoir des bouteilles dans son bureau. Mais, cela lui prendra plus de temps que d’aller à la buvette des députés, qui se trouve juste à côté de l’hémicycle ».
L’idée de supprimer l’alcool de la buvette ne rencontre pas tous les suffrages « l’Assemblée nationale n’est pas qu’un lieu de travail, c’est aussi un endroit de convivialité et l’alcool fait partie des éléments de convivialité. Cela ne réglera pas le problème ».
Tous les députés soulignent une hygiène de vie absolument déplorable, en grande partie due aux horaires aberrants et à l’organisation détestable. « Il m’apparaît flagrant que le fonctionnement de l’Assemblée est extrêmement délétère et ne permet pas un travail de qualité, car à vouloir tout faire, on fait tout mal : il suffit de tenir compte du rythme pendulaire aberrant, des modes de vote archaïques et contournant de facto l’adhésion au vote, des horaires inadaptés à la performance intellectuelle (cf. les séances du PLF qui se terminent à minuit) ».
Plusieurs soulignent l’impossibilité de faire du sport, dont Olivier Serva « on a une salle de sport, mais, elle n’est quasiment jamais ouverte ou alors pendant qu’on est en séance. Donc, je ne peux jamais y aller. Je suis député ultramarin, je reste à Paris les week-ends où je suis de permanence. La salle est fermée et c’est dommage ».
Un autre député abonde dans ce sens « Trop peu de sport, car trop peu de temps libre ».
« Un culte de la performance »
Un autre phénomène accentue les dépendances : le culte de la performance. « Quand Emmanuel Macron est devenu président de la République, on a vu plein d’articles de presse disant qu’il dormait peu, qu’il travaillait tout le temps. Les ministres ont pris le pli de suivre ce rythme. Mais, ce n’est pas sain. Un être humain a besoin d’une certaine quantité d’heures de sommeil, de se reposer. De base, le mandat parlementaire est chronophage. Emmanuel Macron, avec son culte de la performance a culpabilisé tous les autres politiques, qui ne suivraient pas le même rythme. Dans ce contexte, l’alcool et les autres substances servent de béquilles pour tenir le coup ».
« On sait et on voit qui a un problème avec l’alcool. Mais, on garde le silence. En parler frontalement est difficile et on ne veut pas clouer au pilori un collègue, surtout s’il est de notre groupe ».
Interroger les députés sur la question de la dépendance pose deux difficultés : il faut reconnaître avoir une dépendance et dans le cas des substances illicites, accepter de dire qu’on viole la loi, en achetant des substances prohibées. Si la consommation de certains est un secret de Polichinelle pour qui fréquente le Palais Bourbon, il est problématique de le dénoncer sans preuve flagrante et manifeste.
Quant aux psychotropes – prescrits par un médecin et vendus en pharmacie – le sujet est encore plus tabou. Dire qu’on prend des psychotropes, c’est dire qu’on a une faiblesse et dans ce temple de la performance, le message ne passe pas. Paradoxalement, lors de sa déclaration de politique générale, le 1ᵉʳ octobre 2024, le Premier Ministre Michel Barnier a indiqué vouloir faire de la santé mentale, une grande cause nationale en 2025.
« J’ai un collègue de groupe qui est liquide dès 11 h du matin. On avait une député qui commençait sa journée au petit blanc. On le sait, on le voit, mais, on ne peut pas y faire grand-chose ».
« Quand Caroline Janvier a mis les pieds dans le plat, tout son groupe lui en a voulu, car ça donnait une mauvaise image. Mais, elle a eu raison de le faire. Malheureusement, rien n’a bougé ».
« C’est comme ça tout le temps ? »
« Je n’ai jamais fumé ni pris de cuite. J’ai un mode de vie sain et c’est dur. Tenir le rythme est dur : l’intensité des horaires, l’absence de code du travail du fait que député, ce n’est pas un travail, c’est un mandat. Pourtant, j’ai l’habitude beaucoup travailler. La situation s’est aggravée, car tout le monde pense à 2027. Tout se joue en permanence à une voix donc il faut être très présent en séance, mais aussi en commission, sans négliger la circonscription. Négliger la circonscription, c’est prendre le risque d’être battu à la prochaine échéance, à quelques voix près ».
« Les nouveaux [NDLR : les députés élus en 2024] demandent “c’est comme ça tout le temps ?”, car, c’est beaucoup de stress. On n’est qu’en octobre et les corps commencent déjà à s’user. À cela, il faut ajouter l’épée de Damoclès de la dissolution. Ils savent qu’ils n’ont que très peu de temps pour faire leurs preuves ».
« C’est tabou : on n’a pas le droit de dire que c’est dur, que ça tire. On ne veut pas que ça discrédite notre engagement. Dire qu’on est fatigué, ça risque aussi de démobiliser le groupe. Les Français pensent que les députés vivent une vie luxueuse, avec 15 000 € par mois, chauffeur et appartement de fonction. Donc, on se tait et certains se trouvent une béquille ».
« On est dans une ambiance toxique, où la juxtaposition des séances en hémicycle et des commissions est stressante. On doit tout le temps surveiller nos téléphones, pour courir en hémicycle, ne pas manquer un vote et reprendre notre travail en commission. C’est culpabilisant, car, si on n’est pas partout, on se fait vilipender de toutes parts : par ses collègues déçus d’un vote manqué, par ses adversaires satisfaits de pouvoir nous attaquer, par les électeurs à qui on aura donné l’impression qu’un député ne fait rien».
Majorité relative oblige : chaque amendement, chaque article se joue à quelques voix près. Les débats sur le projet de finances pour 2025 le montrent bien. Ce qui était déjà présent en 2022 s’est accentué en 2024. C’est finalement cette personne qui résume le mieux la situation paradoxale des députés « on légifère pour améliorer la vie des gens, notamment au travail, mais on oublie de le faire aussi pour nous ».
Pas de changements de vue
Au moment de la réforme des retraites, les stocks d’alcool de la buvette avaient été vidés et la question de l’alcool devait être examinée par le bureau de l’Assemblée nationale, ou la conférence des présidents. Le sujet ne ressort pas des comptes rendus. Il n’est pourtant pas neuf.
« Sous la XIVe, on avait Jean Lassalle qui était constamment ivre. Ce n’est pas nouveau, mais ce n’est pas traité ». Les choses ne risquent pas de changer dans le contexte actuel, qui a transformé la vie parlementaire en un genre de Squid Game.
Boîte noire
Les députés ont tous demandé l’anonymat pour témoigner. Tous les groupes sont concernés. Seul Olivier Serva a demandé à être explicitement cité.
Mise à jour du 24 octobre 2024 à 16 h 55 : précision dans une citation et ajout d’un complément à la citation.