Les comptes prédateurs d’information : l’angle mort de la nouvelle législation sur la presse
Durant la séance plénière de la semaine du 11 au 14 mars 2024, les députés européens ont planché sur une nouvelle législation, visant à mieux protéger la presse, aussi bien les rédactions que les journalistes.
En France, les députés et sénateurs de la commission des affaires culturelles sont en pleins travaux sur les états généraux de la presse. Des propositions législatives sont également en cours d’examen, dont celle de Sophie Taillé-Polian. Plusieurs problématiques sont sur la table, en particulier celle de la concentration des médias.
Si le texte du Parlement européen va aider le législateur français, il y a un très grand angle mort qui n’a été traité, ni par le législateur européen, ni par le législateur français : la prédation d’information. Mais, avant de parler de ce que le texte ne prévoit pas, parlons de ce qu’il prévoit.
La législation européenne sur la liberté des médias : plus de transparence
L’apport du texte qui intéressera très certainement le législateur français est celui sur l’identité réelle des propriétaires de médias. La rédaction de l’article 6 énonce un principe simple : les médias devront dire qui est le propriétaire et qui prend les décisions. Aujourd’hui, beaucoup de médias sont détenus par des holdings ou des sociétés, donnant des schémas en cascade. Le texte vise précisément à ce que lorsqu’un lecteur consulte un article ou regarder une vidéo, il sache qui prend la décision et qui finance.
Cet article 6 va aussi venir en soutien du législateur sur le terrain des ingérences étrangères. Dès que le texte entrera en application, les médias gérés de près ou de loin par un État devront le dire ouvertement.
Jointe par téléphone, la commission de la culture et de l’éducation du Parlement européen indique que le processus législatif est quasiment bouclé. Il ne reste que l’avis du Conseil à recueillir, ce qui tient ici lieu de formalités. Il a été voté la semaine dernière en séance plénière.
Seuls les députés du Rassemblement national et Nicolas Bay de Reconquête ont voté contre ce texte. Aucun n’a fourni d’explication de vote.
Après publication au Journal officiel de l’Union européenne, certaines dispositions s’appliqueront dans les trois mois et pour d’autres, les États membres auront jusqu’à 24 mois pour mettre leurs législations internes en conformité.
D’après nos informations, un « grand » projet de loi global sur la presse, les médias et les journalistes est en cours de coconstruction. Il devrait voir le jour après les états généraux de la presse et toujours d’après nos informations, cela n’interviendra pas avant l’année 2025. Inclura-t-il des dispositions concernant la prédation d’informations ?
Les prédateurs de l’info : au service de leur reach, au détriment de l’info
Vous les connaissez, car vous les avez probablement déjà partagés : Cerfia, Mediavenir, Alertes Infos, FranceNews24, etc.
Il s’agit de comptes sur les réseaux sociaux, principalement sur X (anciennement Twitter), qui prétendent faire de la veille. Mais, ils n’indiquent aucun lien renvoyant vers les médias dont ils reprennent les informations, volent les photographies et ne font aucune distinction entre les canaux.
Ainsi, Mediavenir s’est distingué en reprenant une information de la TASS, l’agence de presse russe.

Alertes Infos a repris la même communication.

France24News a fait plus fort en partageant une vidéo. Il annonce qu’elle vient des médias russes. Or, certaines images de cette vidéo sont extraites de Terminator Genisys.

Quant à Cerfia, il commence à mettre les liens des sources qu’il utilise, mais toujours en deuxième tweet.

Ces quatre comptes sont pourtant Premium et ont donc plus de place que les utilisateurs non payants pour leurs messages sur X.
Autre particularité des comptes Premium : ils peuvent gagner de l’argent en fonction de leur visibilité (nombre de vues, de partages, etc.). À chaque clic des internautes, de l’argent arrive dans leurs poches.
Qui se cache derrière ces comptes ?
Cerfia, l’association discrète
Jusqu’à la fin de l’année 2023, Cerfia était géré par Vincent Vladesco.

Le site Web de Cerfia ne fournit aucune information supplémentaire, si ce n’est un numéro d’enregistrement d’association. Il est monétisé par plusieurs régies publicitaires. Aucune page ne liste les contributeurs. Une partie des photographies utilisées sont issues de Wikicommons. Néanmoins, les articles ont l’air d’avoir été réellement écrits par des personnes.
On relèvera que dans ses mentions légales, Cerfia indique « le site contient des informations qui peuvent contenir des inexactitudes, des omissions, des lacunes. L’éditeur décline toute responsabilité quant à ces contenus et ne garantit pas la véracité ni l’exhaustivité de ces informations ».
Entre le compte X (anciennement Twitter) monétisé et le site Web, également monétisé, combien l’association engrange-t-elle ? Elle est très discrète sur ses revenus, l’image du reste.
Mediavenir, le compte géré par un journaliste
Mediavenir est géré par Yazid Bouziar, qui indique dans sa biographie Twitter qu’il est journaliste. Une entreprise est adossée à Mediavenir : Avenir Media, dont la propriété est partagée entre Yazid Bouziar et CAAP (Marmeladz).
Il existe un site Web Mediavenir, mais qui ne dit pas vraiment qui il est. Les informations sont orientées business, les mentions légales sont lacunaires et les « journalistes » sont intitulés rédacteurs. Derrière le compte Google Analytics du site Mediavenir, on retrouve dix autres sites.

En dehors des papiers de création de l’entreprise, on n’a aucune idée de combien la prédation des contenus de ses confrères, rapporte à Yazid Bouziar.
Alertes Info, le pas journaliste finalement rédacteur en chef et influenceur
Alertes Infos est sorti du bois durant les émeutes de l’été 2023, suite à plusieurs articles consacrés à son compte Twitter. Lui n’a pas de site Web. Alors qu’il déclarait en août 2023 qu’il n’aspirait pas devenir journaliste, sur son compte X (anciennement Twitter) personnel, il indique « Fondateur et rédacteur en chef d’@AlertesInfos ».

L’un de ses derniers tweets mentionne un jeu concours pour gagner un pack Switch Animal Crossing de Nintendo. Il ne mentionne pas s’il s’agit d’une collaboration commerciale ou non.
FranceNews24 et Actuinfo360 : les jumeaux
Le cas de FranceNews24 est encore plus nébuleux. Très actif sur Twitter, il possède un site Web, dont une partie des contenus a été rédigée par ChatGPT*. Toutes les photographies utilisées sont volées, notamment à l’AFP. Les articles sont signés « FranceNews24 ». La présentation indique Laetitia Vincent, « journaliste renommée […] CBC Television au Canada et au National Post ». Mais, le lien indique « Boris Johnson ». Les mentions légales sont inexistantes.

Une recherche WHOIS renvoie vers un autre site Web : actuinfo360. Lui ne s’embarrasse pas et reprend intégralement les articles d’autres rédactions. Voici un exemple avec un article copié de France Bleu.

Voici l’article d’origine :

Le site est construit avec WordPress et parmi les extensions de cet outil de publication, il en existe qui permettent de republier directement un contenu sur son propre site, en prenant le texte, la photo, mais sans insérer les liens. Lui non plus n’annonce aucune mention légale et l’une des pages auteurs semble clairement montrer une utilisation frauduleuse de photographies.

Ces cinq cas peuvent paraître anecdotiques. Il en existe beaucoup trop. Pour autant, en ne disant pas ouvertement qui sont les personnes derrière ces comptes Twitter ou sites Web, cela participe à une confusion. Les parlementaires n’hésitent pas à partager les contenus de ces comptes, tous monétisés, ce qui prouve qu’ils ne sont pas protégés que les autres sur ce sujet. Or, on ne sait pas d’où parlent ces comptes. On ne sait pas comment ils travaillent. On ne sait combien ils perçoivent, aucun ne jouant le jeu de la transparence, corollaire indispensable au journalisme. D’ailleurs, la législation du Parlement européen ne concerne pas ces comptes de réseaux sociaux. Jusqu’à présent, le législateur français ne s’est pas emparé de ce sujet.
Sur le plan du droit, il est problématique : comment protéger la liberté d’expression tout en préservant le travail des journalistes ? On rappelle que la profession n’est pas réglementée. N’importe qui peut ouvrir un site Web et le qualifier de média. La CPPAP — la commission paritaire de la presse — n’intervient que si un dossier lui est soumis pour reconnaissance, mais ne fait aucune validation a priori. Elle n’en a pas les pouvoirs et les risques en matière de liberté d’expression seraient trop importants.
Restent les éditeurs de presse et les agences qui peuvent toujours poursuivre pour contrefaçon les comptes en question, pour les photos utilisées sans autorisation ni accord commercial. Pour une raison inconnue, à notre connaissance, aucune action n’a été engagée.
*ChatGPT a un défaut pour la rédaction ou la réécriture des articles : il met des majuscules à tous les mots dans les titres et intertitres.